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7 décembre 2016

Le grand marin, Catherine Poulain

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Elle pourrait être mon alter ego féminin si j'étais aussi courageux qu'elle. Une jeune femme énervée, qui court tout le temps, première levée, première debout, le dehors l'appelle. La runaway veut qu'on la laisse courir.

On connaît tous ça, une forme de bougeotte, d'agitation puérile qui ne lâche pas certains. Pour d'autres c'est le renoncement de « quand on devient grand », comme dans ce dialogue absurde et évident entre un indien quinqua aigri et une enfant loup plus clairvoyante que lui :

« … Mais après ça passe, faut que ça passe, faut grandir Lili, y a la bière qui prend le relais, le travail, la vie en couple... les gosses que tu fais qui eux recommenceront à courir les bois, les laisseront un jour à leur tour.

- Pour la bière et le reste ? Pourquoi on arrête de courir les bois pour les bars, la dope et tout ce qui nous fait mal ?

- Je sais pas, c'est comme ça. Pour ne pas mourir d'ennui je suppose, d'ennui ou de désespoir. Et puis y a la bête, dans nous. Faut la calmer. Quand tu l’assommes ça va mieux. »

Le personnage de Catherine Poulain, Lili Colt, si proche d'elle, est habitée par le dehors, elle souffre au-dedans. C'est un instinct animal, comme Buck le loup, comme un appel du monde sauvage. C'est une jeune louve qui ne parle pas mais murmure quand on lui parle, insensible aux dangers. « Jusqu'à ma mort je suis invulnérable. »

Première phrase

« Il faudrait toujours être en route pour l'Alaska. Mais y arriver, à quoi bon ? »

J'ai pensé à des Esseintes, qui organise pendant plusieurs jours un voyage en Angleterre et qui finalement ne part pas, parce que l'idée du départ était la meilleure chose, l'attente délicieuse. Foin de taedium vitae pour notre animal, « attendre est une douleur », rester enfermée devant une télévision est plus qu'absurde, elle ne comprend pas pourquoi les humains font ça. La voilà donc sur le grand océan glacial, cernée de grands hommes, pêcheuse de poissons plus grands qu'elle, qu'elle étreint de tout son petit corps pour les mener à la table de découpe. La suite est une scène de boucherie, un abattoir en plein Pacifique Nord, ou plutôt un carnage parce qu'il n'y a là que des animaux qui tuent d'autres animaux, pour vivre ou survivre.

Histoire bête, histoire de bêtes.

La louve mange les poissons crus, parfois même vivants, la laitance d'une morue, le cœur d'un flétan qui bat encore : « au chaud dans moi le cœur solitaire. » Elle est une tueuse comme les autres cette bête-là.

Histoire d'une femme dans un monde d'hommes, petite, tremblante, faible, qui pleure dès qu'on crie, au milieu de vieux loups de mer alcoolos, forts barbus et braillards. Mais elle fait le même boulot qu'eux : 24 heures d'affilée sur le pont à vider les poissons, porter les baquets pleins, remonter les lignes, assurer les quarts. Maltraitée, humiliée, sous-payée, jusqu'à dormir par terre ou accepter de passer une semaine à repeindre une cale étouffante de trichlo, histoire d'une femme qui court, qui se tient encore debout quand les mecs s'écroulent sous l'alcool ou le crack et s'apitoient sur eux-mêmes, pleurnichent comme des cons, la harcèlent comme des merdeux. Même le grand marin, l'histoire dans l'histoire, l'homme-lion si grand sur le pont et si misérable à quai.

Histoire d'amour ?

Pendant longtemps toute la sensualité se fond dans les éléments : « Je regarde les bourrasques d'eau frapper les carreaux, solidement plantée sur mes jambes – mes jambes de marin, enfin. Le poids de mon corps oscille de l'une à l'autre. Je sens sous mes paumes la rondeur de mes reins durcis qui jouent avec le va-et-vient de la gîte. Ils ne résistent plus aux coups de boutoir qui ébranlent les flancs du bateau, ils dansent et jouent avec. »

La jeune femme est toujours en équilibre fragile sur une lame de fond, toujours elle semble sur le point de tomber d'un côté ou de l'autre, abandon ou rapport forcé, puis elle bascule sans qu'on sache où elle atterrit. Drôle d'histoire d'amour, sans élan, sans déclaration, ponctuée de quintes de toux, de whisky en trophallaxie. Puis le grand marin disparaît parce qu'un bateau ça ne laisse pas de trace, son sillage s'efface. Ce grand marin semble être une personnification du monde de Lili : un monde brut et sauvage, mais beau pour ces mêmes raisons.

Un peu d'humour ?

La narratrice ne s'épargne rien, bien mieux que Rousseau elle dit tout sans confesse. Pas besoin d'exprimer le dedans quand on a déjà les tripes à l'air. Et ça n'est pas toujours sans une certaine autodérision :

« Je lui ai donné la soupe de poisson que je venais de faire avec les têtes de saumons que m'avait données Scrim. Des yeux flottaient à la surface. Moi je les trouvais bon aussi. Ils faisaient partie de la soupe. Joey est repassé le lendemain. (…)

- La soupe était bonne ?

Joey a eu un drôle de sourire et n'a pas répondu. Diana n'avait pas dû aimer les yeux, ni même lui, tout indien qu'il était. »

Ce livre m'a marqué sans que je m'en rende compte tout de suite. Après l'avoir fini, j'ai mis plusieurs semaines à lire autre chose. Chaque bouquin que j'ouvrais me tombait des mains.

Musicalement, l'Horizon de Dominique A me venait à l'oreille presque à chaque page, parfois le refrain de Rendez-nous la lumière (rendez-nous la beauté !). Brève apparition de Suzanne Vega dans une scène rappelant Tom's Diner, on imagine le petit air répétitif dans un murmure.

Petite critique pour finir, le glossaire n'est pas assez étoffé pour les néophytes : orin, trémail, hiloire, épilobe y sont absents mais traversent l'histoire comme les éléments profonds de toute sa mécanique.

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