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Blanzat

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7 décembre 2016

Le grand marin, Catherine Poulain

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Elle pourrait être mon alter ego féminin si j'étais aussi courageux qu'elle. Une jeune femme énervée, qui court tout le temps, première levée, première debout, le dehors l'appelle. La runaway veut qu'on la laisse courir.

On connaît tous ça, une forme de bougeotte, d'agitation puérile qui ne lâche pas certains. Pour d'autres c'est le renoncement de « quand on devient grand », comme dans ce dialogue absurde et évident entre un indien quinqua aigri et une enfant loup plus clairvoyante que lui :

« … Mais après ça passe, faut que ça passe, faut grandir Lili, y a la bière qui prend le relais, le travail, la vie en couple... les gosses que tu fais qui eux recommenceront à courir les bois, les laisseront un jour à leur tour.

- Pour la bière et le reste ? Pourquoi on arrête de courir les bois pour les bars, la dope et tout ce qui nous fait mal ?

- Je sais pas, c'est comme ça. Pour ne pas mourir d'ennui je suppose, d'ennui ou de désespoir. Et puis y a la bête, dans nous. Faut la calmer. Quand tu l’assommes ça va mieux. »

Le personnage de Catherine Poulain, Lili Colt, si proche d'elle, est habitée par le dehors, elle souffre au-dedans. C'est un instinct animal, comme Buck le loup, comme un appel du monde sauvage. C'est une jeune louve qui ne parle pas mais murmure quand on lui parle, insensible aux dangers. « Jusqu'à ma mort je suis invulnérable. »

Première phrase

« Il faudrait toujours être en route pour l'Alaska. Mais y arriver, à quoi bon ? »

J'ai pensé à des Esseintes, qui organise pendant plusieurs jours un voyage en Angleterre et qui finalement ne part pas, parce que l'idée du départ était la meilleure chose, l'attente délicieuse. Foin de taedium vitae pour notre animal, « attendre est une douleur », rester enfermée devant une télévision est plus qu'absurde, elle ne comprend pas pourquoi les humains font ça. La voilà donc sur le grand océan glacial, cernée de grands hommes, pêcheuse de poissons plus grands qu'elle, qu'elle étreint de tout son petit corps pour les mener à la table de découpe. La suite est une scène de boucherie, un abattoir en plein Pacifique Nord, ou plutôt un carnage parce qu'il n'y a là que des animaux qui tuent d'autres animaux, pour vivre ou survivre.

Histoire bête, histoire de bêtes.

La louve mange les poissons crus, parfois même vivants, la laitance d'une morue, le cœur d'un flétan qui bat encore : « au chaud dans moi le cœur solitaire. » Elle est une tueuse comme les autres cette bête-là.

Histoire d'une femme dans un monde d'hommes, petite, tremblante, faible, qui pleure dès qu'on crie, au milieu de vieux loups de mer alcoolos, forts barbus et braillards. Mais elle fait le même boulot qu'eux : 24 heures d'affilée sur le pont à vider les poissons, porter les baquets pleins, remonter les lignes, assurer les quarts. Maltraitée, humiliée, sous-payée, jusqu'à dormir par terre ou accepter de passer une semaine à repeindre une cale étouffante de trichlo, histoire d'une femme qui court, qui se tient encore debout quand les mecs s'écroulent sous l'alcool ou le crack et s'apitoient sur eux-mêmes, pleurnichent comme des cons, la harcèlent comme des merdeux. Même le grand marin, l'histoire dans l'histoire, l'homme-lion si grand sur le pont et si misérable à quai.

Histoire d'amour ?

Pendant longtemps toute la sensualité se fond dans les éléments : « Je regarde les bourrasques d'eau frapper les carreaux, solidement plantée sur mes jambes – mes jambes de marin, enfin. Le poids de mon corps oscille de l'une à l'autre. Je sens sous mes paumes la rondeur de mes reins durcis qui jouent avec le va-et-vient de la gîte. Ils ne résistent plus aux coups de boutoir qui ébranlent les flancs du bateau, ils dansent et jouent avec. »

La jeune femme est toujours en équilibre fragile sur une lame de fond, toujours elle semble sur le point de tomber d'un côté ou de l'autre, abandon ou rapport forcé, puis elle bascule sans qu'on sache où elle atterrit. Drôle d'histoire d'amour, sans élan, sans déclaration, ponctuée de quintes de toux, de whisky en trophallaxie. Puis le grand marin disparaît parce qu'un bateau ça ne laisse pas de trace, son sillage s'efface. Ce grand marin semble être une personnification du monde de Lili : un monde brut et sauvage, mais beau pour ces mêmes raisons.

Un peu d'humour ?

La narratrice ne s'épargne rien, bien mieux que Rousseau elle dit tout sans confesse. Pas besoin d'exprimer le dedans quand on a déjà les tripes à l'air. Et ça n'est pas toujours sans une certaine autodérision :

« Je lui ai donné la soupe de poisson que je venais de faire avec les têtes de saumons que m'avait données Scrim. Des yeux flottaient à la surface. Moi je les trouvais bon aussi. Ils faisaient partie de la soupe. Joey est repassé le lendemain. (…)

- La soupe était bonne ?

Joey a eu un drôle de sourire et n'a pas répondu. Diana n'avait pas dû aimer les yeux, ni même lui, tout indien qu'il était. »

Ce livre m'a marqué sans que je m'en rende compte tout de suite. Après l'avoir fini, j'ai mis plusieurs semaines à lire autre chose. Chaque bouquin que j'ouvrais me tombait des mains.

Musicalement, l'Horizon de Dominique A me venait à l'oreille presque à chaque page, parfois le refrain de Rendez-nous la lumière (rendez-nous la beauté !). Brève apparition de Suzanne Vega dans une scène rappelant Tom's Diner, on imagine le petit air répétitif dans un murmure.

Petite critique pour finir, le glossaire n'est pas assez étoffé pour les néophytes : orin, trémail, hiloire, épilobe y sont absents mais traversent l'histoire comme les éléments profonds de toute sa mécanique.

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25 novembre 2015

A mort Nemor !

Pour le concours du Nouveau Théâtre de Montreuil : Mystérieuse disparition d’un documentariste à Montreuil : sa caméra a été retrouvée dans la mare aux tétards du parc des Beaumonts.

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De loin, ça ressemblait à un kangourou. De près, c'était bien un kangourou. Petit.

J'avais traversé la grande pelouse du parc des Beaumonts, du côté du lycée d'horticulture, pour rejoindre la longue silhouette exotique de Boubacar Kafando.

« Très original, lui dis-je en arrivant à sa hauteur, tout le monde vient promener son chien et toi tu fais carrément faire ses besoins à un kangourou !

- Oui ? Oh non, mon capitaine, je sais pas à qui c'est, mais c'est pas mon chien. »

Bouba avait un voile dans la voix qui, ajouté à son accent burkinabé, enveloppait son interlocuteur et empêchait quiconque de s'énerver contre lui. Les filles en étaient dingues, et ça ne s'arrangeait pas quand il dégainait sa kora pour jouer les griots.

Il m'appelait quand il entendait parler d'un sujet intéressant pour une pige. Si j'arrivais à la vendre à Tous Montreuil, le journal de la ville, je lui refilais 5%.

À trois mètres devant nous, la bestiole avait le museau dans les hautes herbes le long du chemin bétonné.

« Bon merci quand même pour le scoop, il vient d'où ce bestiau ? »

Les mains dans les poches de mon blouson en cuir, je m'adressais à lui avec le ton désinvolte que je m'étais découvert à la puberté, en même temps que le pouvoir ravageur de mes yeux bleus sur les filles.

Bouba entreprit de ramasser tout son discours en scrutant ses Timberland râpées et en faisant des moulinets avec ses grandes mains.

« Oui... voilà, moi tout ce que je sais, c'est que j'ai un ami qui a trouvé une caméra, là-bas, près de la mare.

- OK. Il est où ton pote ?

- Là-bas, mon capitaine ! »

Je suivis sa crinière de dreadlocks dans la zone naturelle du parc jusqu'à une espèce de flaque géante bordée de grands ajoncs. L'été fini, les larves de moustiques avaient eu le temps de donner vie à tout un peuple de suceurs de sang dont quelques survivants tourbillonnaient autour de nous. Je faisais de mon mieux pour ne pas me laisser perturber par leurs petits bruits énervants quand ils passaient au ras de mon oreille.

C'est près de la mare que nous rejoignîmes un petit gars du nom de Gaël. Je dis « petit » parce qu'il ne dépassait pas plus que moi l'épaule de Bouba. C'est vrai, je suis petit, et quand je croise un gars de ma taille, je dis que c'est un petit gars. C'est comme ça.

« Franck Wadowski, journaliste, dis-je en guise de présentation à l'américaine. Elle a un truc de spécial cette caméra ?

- C'est celle de mon patron, moi je suis ingé-son. Il fait un documentaire sur les..

- Kangourous ?

- Quoi ?

- Les marsupiaux en milieu urbain ?

- Hein ? Non, un documentaire sur les quartiers.

- C'est qui, ton patron ?

- Jean-Jacques Anodiat.

- Ah ouais, carrément ! Celui qui a fait La Grenouille ne passera pas l'été, c'est ça ? »

Le petit Gaël fit un petit oui de la tête, mais le degré de célébrité de son boss était loin de ses préoccupations. Il hésitait encore à vider son sac, et je n'avais pas la journée devant moi. Bouba prenait un air de circonstance, même s'il n'avait aucune idée de quelle circonstance il s'agissait. Il était très doué pour ça, il hochait la tête gravement en se tripotant la barbiche, comme si on lui expliquait un théorème de maths capable de guérir l'herpès.

« Excuse-moi, Gaël, repris-je à chaud, je voudrais pas te brusquer, mais rester comme ça entre toi et Bouba à mater ce machin-là par terre, ça m'excite pas plus que ça. »

Au début il ne bougea pas, à croire qu'il ne m'avait pas entendu, puis il s'anima d'un coup.

« Je devais le rejoindre à l'entrée du parc à 9h00 pour aller tourner à Bel-Air, mais au bout d'une heure il n'était toujours pas là, c'est pas dans son habitude. J'ai essayé sur son portable mais je tombais toujours sur son répondeur. J'ai un peu paniqué, je me suis dis qu'on s'était mal compris, qu'il parlait d'une autre entrée, alors j'ai traversé le parc pour aller voir de l'autre côté de la zone naturelle, et en passant devant la mare j'ai trouvé sa caméra.

- Tu l'as ramassée ? Demandai-je en même temps que l'inspiration me venait.

- Oui, il n'y avait que la caméra, pas de trépied, ni de housse, ni rien d'autre, j'ai regardé partout autour.

- Où était-elle exactement ?

- Là où je l'ai reposée, dans la même position. »

Je tentais une approche à la Sherlock, en examinant les traces au sol. Beaucoup d'empreintes de pas, de tailles différentes, appartenant à la centaine de visiteurs quotidiens, rien n'indiquant que la caméra aurait été traînée ou qu'elle ait roulé jusque-là après avoir été jetée. L'objet était simplement tombé à la verticale, sans dommage apparent.

« Bon ! Mon p'tit Gaël, il va falloir qu'on mette les choses au clair. T'as appelé Bouba, mais pas les flics, ça veut dire qu'il y a un truc qui ne doit pas se savoir et il faut que je le sache tout de suite, histoire de gagner du temps ! Il fait quoi, Anodiat ?

- C'était pour un reportage sur les quart...

- Ca c'est ce que t'aurais dit aux flics si t'avais pas eu le choix. À moi tu vas dire de quoi il s'agissait. »

Gaël fit un nouvel arrêt sur image, comme si j'avais appuyé sur « pause ». Quelqu'un quelque part appuya sur « play ».

« Jean-Jacques réalise un documentaire sur un type qui se fait passer pour un super-héros, il se fait appeler Nemor. Il serait impliqué dans l'arrestation d'un gars de Bel-Air qui faisait du trafic de voitures volées, Viktor Bravic. La police était après Bravic depuis des mois, ils le cherchaient partout, et une nuit ils l'ont retrouvé passé à tabac et menotté à un poteau devant le commissariat. »

Mon sixième sens de pigiste affamé se mit en alerte. Je n'avais jamais entendu parler de cette histoire.

« Mouais... j'en ai vaguement entendu parler, dis-je. 

- Ils cherchaient aussi à coincer son complice, un gars du même quartier qui s'occupait de fournir de fausses plaques d'immatriculation et de fausses cartes grises. Nemor aurait été aperçu près de chez lui, et depuis ce jour-là personne ne l'a revu. Maintenant les flics sont après Nemor, parce que Bravic a porté plainte pour coups et blessures, et parce qu'ils pensent qu'il a pu tuer le complice et cacher le corps. »

Ca sentait bon le papier à sensation.

D'après Gaël, le type ne se promenait pas en collant et cap au vent, mais s'habillait tout en noir et tenait à la main une petite valise. Personne n'avait entendu le son de sa voix.

« Mmh... donc t'appelles pas les flics parce que vous avez du biscuit sur Nemor, n'est-ce pas ? Y a une bande dans la caméra ? 

- Non, elle était vide, j'ai déjà regardé. »

Il y avait un filon à creuser, mais pour le moment je n'avais pas grand chose. Je posai encore quelques questions à Gaël pour tâter le terrain et voir de quel côté aller sans me mouiller les pieds. S'il y avait un brindezingue qui se baladait déguisé dans Montreuil pour jouer aux justiciers, il fallait que je lui mette la main dessus, et vite. Je pouvais viser plus haut que Tous Montreuil, la presse nationale allait m'ouvrir les bras !

« Ok, une dernière question, à qui est le kangourou qui broute dans la pelouse ? »

*

Le soir même, je me trouvais à la terrasse du Bidule, à Croix de Chavaux. J'étais en pleine conversation avec Séverine, vétérinaire. J'avais appelé les pompiers, et c'est elle qui était venue chercher le kangourou égaré dans les Beaumonts. J'avais de quoi faire un entrefilet avec ça, d'autant plus qu'on ne savait toujours pas d'où venait l'animal, ça promettait un petit feuilleton dans la colonne faits divers, et l'assurance de nouvelles piges.

Pour le moment, mon dévouement au journalisme d'investigation jouait en sourdine pour porter l'essentiel de ma concentration sur Séverine. Armé de mes yeux bleus et de ma voix de basse, je travaillais avec application pour prendre possession de cet insolent décolleté qui ne demandait qu'à être arraché. J'avais lancé Séverine sur la condition animale, et tandis qu'elle m'abreuvait d'un discours anti-viande, j'acquiesçais avec ferveur et sentais ma braguette appeler au secours.

Ce n'était pas ma braguette, mais mon vibreur.

J'avais demandé à Bouba de faire jouer son réseau dans les coins chauds de la ville, et de m'avertir au moindre signalement de Nemor. À regret, j'abandonnai Séverine pour rejoindre Dramane à cinq minutes de la Croix-de-Chavaux, rue Bara.

Dramane était un autre style de séducteur : musicien comme Bouba, mais au répertoire plus large, sapé comme un motard, capable de porter des lunettes de soleil en pleine nuit sans passer pour un frimeur.

Il avait vu passer sur le toit de l'immeuble face au foyer un homme habillé tout en noir, avec un chapeau et une valise. De là où il était ce n'était qu'une ombre, mais il regardait tout le temps derrière son épaule, comme s'il était suivi.

« Et après ? Il est parti de quel côté ? »

Dramane fit un signe vague en direction de la Croix-de-Chavaux.

« Il a glissé sur le mur, par là.

- Bon, ça m'avance pas mon gars, il venait d'où ? »

De sa voix plus sèche qu'une brise du désert, il m'indiqua le balcon au dernier étage de l'immeuble d'en face.

C'était mort pour ce soir avec Séverine, et je voulais trouver quelque chose sur ce Nemor. J'entrai donc à tout hasard dans l'immeuble d'en face. Rapide coup d'œil aux boîtes aux lettres : « Anodiat » était écrit au feutre sur l'une d'elles. Je montai au dernier étage, mais avant de frapper, je tendis l'oreille : pas un bruit. Un coup, deux coups de sonnettes, je frappai à la porte, mais pas de réponse.

J'étais lancé, le démon du polar me possédait, je tournai la poignée.

L'appartement était plongé dans l'obscurité, la fenêtre du salon était entrouverte et le vent faisait bouger mollement les rideaux. Sur une console, près du canapé, je pus distinguer dans la pénombre un bout de photo dans un cadre : Jean-Jacques Anodiat souriait avec fierté, le bras sur l'épaule d'un jeune homme. Je ne pouvais pas en voir plus, puisque ce coin du salon était encombré de matériel de cinéma : trépieds, ampoules, câbles, perches de son...

Un truc me fit pincer les lèvres et froncer les sourcils comme un vrai détective : pourquoi tout était entassé là ? Cette question me frappa et je ne sus qu'en faire sur le moment.

Mon portable vibra dans ma poche.

J'en fus surpris, car je pensais qu'on en était arrivé au moment où le héros se fait assommer d'un coup de crosse derrière sur l'occiput.

C'était Bouba qui m'appelait, j'allais décrocher quand je reçus un violent coup sur la tête.

Rideau.

*

Ma conscience émergea avec la sensation d'humidité. J'ouvris les yeux sur mon pantalon trempé, quelqu'un venait de me vider un seau d'eau sur la tronche. Ligoté à une chaise, je n'avais plus que mon regard d'acier et mes cinglantes réparties pour réagir.

« Voilà ! Je suis bien mouillé ! On passe au savon ? »

Décor typique : une pièce nue, sans fenêtre, plongée dans le noir au-delà du halo de lumière d'une ampoule au-dessus de moi. Je devais me tordre le cou pour distinguer l'individu dans l'ombre, a priori un homme, taille moyenne, les épaules pas très larges, plutôt nerveux à en juger par les mouvements de ses pieds. De là où j'étais, je ne voyais que ses chaussures, et je m'étais fait une spécialité de la physiognomonie par les groles.

« Air max One Bred, connaisseur, état général correct, une éraflure sur le côté extérieur droit, t'en prends soin mais des fois les événements extérieurs font que tu prends des coups. C'est rare à mon avis. Et puis les chaussettes blanches bien tirées comme il faut, t'es du genre à pas apprécier...

- Ta gueule ! Il où le vieux ?

- Oh ! Voix jeune, accent du coin, énervé après Anodiat... je dirais Viktor Bravic ? J'ai bon ?

- Réponds baltringue ! Où il est le vioque ? C'est à cause de lui que j'me suis fait serrer par les keufs. Kesse tu foutais chez lui d'abord ? »

La comédie avait assez duré, il fallait en finir.

« La comédie a assez duré, dis-je, Viktor Bravic est aussi réel qu'un jour sans pollution à Montreuil. Gaël, détache-moi. »

Deux secondes plus tard, j'étais toujours trempé mais libéré. Gaël se tenait devant moi, mains aux côtés, tête baissé.

« Comment t'as su ? Demanda t-il sans quitter le sol des yeux.

- C'est ton matos qui m'a mis sur la voie. Tu as dit que tu devais rejoindre Jean-Jacques Anodiat pour un tournage, mais t'avais les mains dans les poches. Pour un ingé-son, tu voyages trop léger...

- J'aurais pu avoir tout ça dans ma voiture garée à côté...

- Laisse tomber. Ça tenait pas debout ton histoire : un trafiquant de bagnoles volées à Bel-Air ? Le quartier est populaire mais c'est pas Bagdad non plus. Et puis le coup du Bravic retrouvé ficelé à un poteau devant le commissariat, c'était trop gros, j'aurais entendu parler d'un truc comme ça. J'ai tout compris quand je suis arrivé à l'appartement, TON appartement, n'est-ce pas Gaël Anodiat ? »

Il releva la tête pour me dévisager. Qui ne dit mot consent.

« Il y avait une photo de ton père et toi, au milieu de ton fourbi. J'ai su à ce moment-là que tu n'étais pas ingé-son, je dirais plutôt cinéaste en quête de buzz. Ton père n'a jamais entrepris de faire un documentaire sur les quartiers, n'est-ce pas ? Il y avait de tout dans le salon, des perches, des ampoules, des micros, des trépieds, mais pas de caméra, parce que ta caméra c'est celle qui était délicatement posée près de la mare au Parc des Beaumonts. C'était trop propre, tu voulais faire une chouette mise en scène mais tu ne voulais pas non plus abîmer ton matos. Encore un détail qui t'a trahi : si Viktor Bravic avait existé, il n'aurait pas porté des Air Max One, mais des Air Max 90 ou des Tavas. T'avais besoin d'un journaleux pour tomber dans le panneau et te faire une pub en forme d'article sensationnel. C'est vrai que je suis un peu miteux, mais il faut se lever tôt pour me faire passer pour un con. »

Il baissa à nouveau la tête.

« Et c'est quoi ce délire avec Nemor ? Pourquoi une valise ? »

Il resta figé encore une seconde avant de répondre :

« Je voulais faire un hommage aux silhouettes de Nemo, les pochoirs d'homme en noir avec une valise. Et comme je filmais tout ça, je voulais aussi faire penser à Mozinor, le gars qui détourne des vidéos, j'aurais refait des doublages en post-prod... Tu ne feras pas d'article, alors ?

- Je vais faire un article, Gaël, mais il parlera de kangourous. »

*

Je laissai Gaël dans le garage où il m'avait emmené. J'avais commencé à sécher un peu, la soirée était à peine entamée, j'essayai d'appeler Séverine.

Répondeur.

Il ne me restait plus qu'à rentrer chez moi, retrouver ma femme.

9 juillet 2014

Une place à prendre, J.K. Rowling

Attention ! Première critique ! Et spoiler immédiat : j'ai aimé.

L'objet :

Une place à prendre (Casual Vacancy) est sorti à la rentrée 2012 et je viens tout juste de le terminer. C'est vrai que c'est un pavé, mais j'ai une bonne excuse : j'ai attendu qu'il sorte en poche. J'aurais aimé avoir dans les mains les 682 pages de l'édition Grasset, je me suis contenté de la version compressée.
A ce titre je souhaite faire remarquer que la qualité de la couverture est très médiocre, elle ne résiste pas à trois gouttes de pluie et on se retrouve avec des lambeaux de papier sur les doigts. D'où la mauvaise qualité, je le redis : qu'est-ce que c'est que cette couverture avec du papier glacé collé sur du papier cartonné ? J'arrête là ce paragraphe récriminateur.

La lecture :

J'avais une autre bonne raison de différer ma lecture. J.K. Rowling, ce n'est pas Amélie Nothomb ni Marc Levy, elle ne nous inonde pas de livres creux à chaque rentrée littéraire, on les attend pendant des années ses bouquins ! Alors, comme pour Harry Potter, comme dans un embouteillage, j'ai laissé passer un moment avant de suivre le mouvement.
Quand je lis un livre que je n'apprécie pas particulièrement, ou parce que c'est une saga avec trente tomes à suivre, je me donne un rythme de lecture (20 à 30 pages par jour minimum), pour en finir vite, ne pas me sentir embourbé dans un truc qui me tombe des mains. Mais parfois, j'ai le plaisir de tomber sur un livre que je ne veux pas finir, pas tout de suite, un univers devenu si familier qu'on ne veut pas le quitter. J'ai connu ça avec Les piliers de la terre et Un monde sans fin, en beaucoup plus intense. Là on peut dire que j'ai accroché.

Le livre :

C'est la force de J.K. Rowling, créer des univers. Une place à prendre, ce sont les vies croisées de personnages réalistes dans une ville fictive, Pagford. C'est un livre qui parle de l'Angleterre carte-postale confrontée à la société d'aujourd'hui : le fossé entre nantis et précaires, les pathologies psy lourdes (pédophilie, toxicomanie, auto-mutilation, dépression…), la jeunesse paumée etc. Les scènes de violence familiale sont très justes (connaisseur).
Tout ça dans une géographie inventée, avec son histoire propre. La petite ville de Pagford est le personnage principal.
Voilà qui donne envie de relire Harry Potter, pour Hogwarts, Hogsmeade et autres Diagon Alley. En parlant du sorcier, je suis bien obligé, comme tout le monde, de faire des comparaisons. Les gens autour de moi qui ont lu le roman moldu de Pagford ont été déçus, ils attendaient plus de mystère, et peut-être une lumière quelque part dans la noirceur. Finalement, beaucoup ne voient que ce qu'il y a de différent entre la saga et ce one-shot.
Sans chercher à me démarquer, j'ai plutôt été sensible à ce qui fait écho à Harry Potter dans Une place à prendre. Il y a la ville fictive, pour commencer, mais aussi le point de vue sombre des ados (Fats Wall, l'ado en guerre contre la morale et tout ce qui est inauthentique, le mal-être de Sukvindher, les fantasmes d'Andrew Price…). Il y a aussi la galerie de portrait démesurée, brossant toutes les catégories de la population, et ces visages familiers : Howard et Shirley Mollison rappellent forcément Vernon et Pétunia Dursley, la journaliste Alison Jenkins a quelque chose de Rita Skeeter.
Il y a aussi Krystal Weedon, création inédite de J.K. Rowling, le personnage le plus attachant. Barry Fairbrother, celui qui laisse une place vacante à sa mort au début du livre, avait vu en elle ce que personne d'autre ne voyait : une jeune fille pleine de vie, capable de s'extraire du milieu sordide dans lequel elle vit.  On s'accroche à elle, on voudrait qu'elle s'en sorte.

L'écriture :

Dès L'Ecole des sorciers, j'ai crié haut et fort que J.K. Rowling a une bloody maîtrise du style, pour être capable de faire évoluer son écriture à chaque tome et en faire une somme. Ici encore, elle montre ce qu'elle sait faire. L'écriture est crue, mais sans voyeurisme. Il y a des personnages principaux, d'autres secondaires, et même des figurants, qui donnent l'illusion d'une vie hors champs (comme les enfants du défunt, qui ont quelque chose de la fratrie Weasley). Parfois, surtout au début, l'effet est peut-être trop cinématographique : on voit les travellings, les scènes, l'acting. De même pour ces parenthèses à rallonges (certaines font plus d'une page) qui font néanmoins des flash-backs très réussis.

La musique :

Rihanna a le dernier mot.  Très actuel mais dommage. Je serais allé chercher à Liverpool un certain Paul McCartney, que les gens du XXe siècle ont bien connu :

All the lonely people

Where do they all come from ?

De Pagford bien sûr !

Une place à prendre est très réussi. Je m'attendais à être déçu, mais voilà que j'entends l'appel du coucou…

21 juillet 2013

Du ciel

C'était au mois de mars, le concours de la Maison du Grand Cerf avec pour thème : "Jardin(s)"

Tu t’es levé tôt ce matin, Peter. Le soleil neuf en est peut-être la cause, ou bien est-ce le froid qui passe à travers les briques de ta maison ?

Tu prends ton café debout dans le bow-window qui donne sur le jardin à l’arrière. Le soleil passe par-dessus le toit d’en face, tu es beau à voir comme ça, jeune homme immobile dans la lumière du printemps.

Que se passe t-il ce matin, Peter ? Tu avais prévu de sortir en ville, traîner dans le centre commercial, peut-être aller voir un film en début d’après-midi, mais non.

Te voilà chez toi à regarder dehors et c’est comme pour toujours. Tu n’arrives plus à bouger, comme si tu avais pris racine. Le café n’a pas le même goût qu’hier et là dehors, il y a quelque chose qui te retient. Tu ne sais pas ce que c’est, mais tu es bien.

Tu regardes les carreaux de grès qui longent la maison au sud et serpentent dans les hautes herbes jusqu’au cabanon. Rien à voir avec les enclos alentour, le soin patient des habitants de Little Missenden. C’est un bout de terrain à l’abandon, une haie de thuyas malades qui laissent voir à travers et un buisson d’épines qui a envahi le côté nord. Au fond, le long du mur de pierre, il y avait eu une plate-bande de bégonias, mais il ne reste rien.

Ça y est. Tu te souviens, n’est-ce pas ? Non ce n’est pas si net que ça, le souvenir s’est effacé comme un ticket de caisse resté au fond d’une poche. L’encre est partie, on devine ce qui était écrit dans l’empreinte en creux. A contre-jour.

Il y a des années, un autre jardin dans les faubourgs de Amersham. Un matin de printemps comme celui-ci. Il y avait peut-être un peu de brume, mais il y avait quelque chose dans l’air pareil à aujourd’hui, et le jardin était dans le même état que celui-là.

C’était un jour d’école, tu étais sorti sans faire de bruit pour ne pas réveiller ta mère. Te souviens-tu du jardin ? La pelouse n’avait pas été tondue depuis presque un an, les géranium avaient brûlé sous le dernier gel et gisaient contre la clôture grillagée. Et l’acacia ? Il s’était fendu dans la longueur comme un grand bout de bois sous le coup d’une violente bourrasque, il ne restait que cette immense écharde plantée devant la maison. Quoi d’autre ? Les rosiers, les rhododendrons, les hortensias, et le cerisier du japon qui mettait des pétales roses partout, le tulipier, et les jonquilles sur la mousse au pied du bouleau, tous mal en point.

Que sont-ils devenus, Peter ?

Tu regardais ton petit monde, ce terrain qu’on laissait pousser librement, et les premières fleurs au milieu du chaos. Ton père était parti depuis longtemps, ta mère n’avait pas beaucoup de temps pour toi. Toi, tu grandissais dans ton coin.

Ce matin-là, tu as eu une petite frayeur, n’est-ce pas ? Tu as senti qu’on t’observait, et tu t’es tourné immédiatement vers l’autre côté du lotissement. Tu as sursauté. Mister Elm ne bougeait pas derrière sa fenêtre, entre le carreau et le rideau, on aurait dit un mannequin dans une vitrine. Un vieux mannequin ridé avec quelques cheveux gris sur le haut du crâne. Il te regardait comme ça, tu ne savais pas depuis combien de temps il était là.

Tu étais suspendu entre deux impulsions : rester sans bouger ou partir en courant. Puis Mr Elm t’a fait un signe de la main. Un bonjour muet, à distance. Tu as recommencé à respirer, tu lui as fait un petit signe, toi aussi, tu lui as souri et tu es parti. C’était beau, ton sourire timide, je m’en souviens.

Cette époque te revient en mémoire ce matin, l’odeur du café pareille à celui que buvait ta mère. La veille au soir, elle t’avait dit que vous alliez déménager chez Lucius, à Oxford. Vous quittiez Amersham pour toujours, là où tu es né, où tu as grandi. Tu avais douze ans.

Tu en as vingt-quatre aujourd’hui.

On sonne à la porte.

C’est une jeune femme, elle est jolie, n’est-ce pas ? Elle est là pour la livraison et l’installation. Elle sourit. Il y a une petite ride au coin de sa bouche. Elle est très jolie.

Mais de quoi parle t-elle ? Quelle livraison ? Tu n’as rien commandé. Elle te tend une enveloppe avec ton nom dessus écrit à la main, « Peter Hughes ». Tu veux l’ouvrir mais elle te dit d’attendre.

Tu regardes par-dessus la jeune femme : il y a un camion benne garé devant chez toi et quatre types habillés en jardiniers, avec un pantalon en grosse toile et des renforts aux genoux, ainsi que des gants verts assortis au pull en laine polaire zippé jusqu’au menton. Ce sont des paysagistes, Peter.

La jeune femme s’appelle Matilda, elle porte la même tenue qu’eux mais avec la grâce des formes féminines. Je lui ai demandé de s’occuper de tout.

Tu lui demandes si elle veut un café ou un thé. Elle sourit encore, je crois que tu lui plais. Quelque chose brille derrière ses yeux, quelque chose qu’elle cache, qu’elle ne veut pas dire et ça la fait sourire. Elle entre et laisse derrière elle un peu d’air frais, comme une traîne invisible.

Ça va, Peter ? Tu rougis.

Matilda souffle sur son thé devant la porte pendant que tu amènes des cafés aux gars : un grand noir, deux jeunes et un quatrième entre deux âges qui te fait penser à un vieux loup. Dans la benne, tu vois des branches et des troncs emballés dans de grands sacs de toile, les racines dans des sacs d’un plastique épais, et au fond un tas de terre. Il y a aussi des rouleaux de gazon, un motoculteur et un faisceau d’outils : pelles, bêches, râteaux, plantoirs et sécateurs.

Les hommes sont polis, mais tu vois à leur manière de danser d’un pied sur l’autre qu’ils aimeraient attaquer le travail. Tu ne sais toujours pas pourquoi ils sont là, n’est-ce pas ? Après ce long hiver tout seul, voilà qu’on frappe à ta porte, l’inattendu, toute cette activité qui patiente, et ce joli sourire.

Tu reviens vers Matilda, pour en savoir plus et ouvrir l’enveloppe.

Elle te dit que tu dois attendre encore, quand le chantier aura commencé, et sans demander ton approbation, elle s’en va visiter le jardin derrière la maison. Elle se place au milieu et observe un moment la parcelle. Elle tourne sur elle-même pour détailler chaque recoin, puis elle sort un mètre d’arpenteur et note ses mesures dans un carnet. Enfin, elle se tourne vers le côté sud où s'alignent piteusement les thuyas, puis elle recule sur la pointe des pieds jusqu'au mur qui clôt le jardin au nord.

Le soleil a eu le temps de gravir quelques degrés. Matilda convoque son équipe et distribue les tâches sur un ton qui n’appelle aucune discussion.

Tu proposes timidement de te charger du déjeuner.

Tu es content de ne pas rester à les encombrer quand ils déchargent le matériel. Tu vas marcher un peu, ça leur laissera du temps. Le soleil est éblouissant sur la route, mais l’air est encore frais et la terre humide. Sous les feuillages, tu ne peux réprimer un frisson. Tu te sens bien dans ce coin de campagne, les oiseaux pépient un peu partout, des barrières basses en bois, des allées en graviers, des rosiers grimpants sur les murs de briques. Après le Red Lion, tu longes un champ à flanc de colline, le soleil est plus haut et te réchauffe. Au Crown Inn, tu commandes des sandwichs, des bières et t’octroies une pinte au bar.

Pourquoi cette journée est-elle si spéciale ? Cinq inconnus débarquent chez toi et tu n’es pas surpris, tu es content, c’est tout. Mais si tu creuses un peu, si tu te rappelles bien, il y avait eu une histoire comme ça avec le jardin de ta mère. Vous aviez mis la maison en vente, confié les clés à une agence, et déménagé à Oxford. Quelques jours plus tard, ta mère avait reçu un appel de l’agence : quelqu’un avait pillé le jardin. Il y avait des trous partout, c’est tout ce que tu avais entendu à l’époque.

Aujourd’hui ça recommence, quatre gaillards ont entrepris de tout retourner, et tu les laisses faire. Est-ce le charme de Matilda qui t’anesthésie ? Tu commandes une deuxième pinte et revois en pensée son sourire, le creux au coin de sa bouche, la forme de son pantalon…

Tu repars avec les sandwichs, les bières, la tête qui tourne, et les jambes en fromage blanc. Soudain une idée te vient : tu appelles Lucius.

Depuis la mort de ta mère il y a cinq ans, vous vous appelez pour vos anniversaires et pour la nouvelle année, de brefs coups de fils trois fois par an. Il est surpris de t'entendre, mais tu le rassures, tout va bien. Tu voulais juste lui demander ce qui était arrivé il y a douze ans avec le jardin de la maison de Amersham. Selon ses souvenirs, quelqu'un était entré en pleine journée, à l'heure où tout le monde était parti travailler, et avait déraciné presque toutes les plantes du jardin, même certains arbres et arbustes. On n'a jamais su qui a fait ça, ni pourquoi.

Eden in Heaven

Landscape Gardener

38 Sycamore Rd, Amersham

Buckinghamshire HP6 5EJ

C’est peint en blanc sur le fond vert de la benne. Tu trouves curieux qu'un paysagiste ait fait le trajet depuis Amersham. Ce n'est pas loin d'ici, trois ou quatre miles, mais il y a sûrement une demi-douzaine de paysagistes, jardiniers et autres pépiniéristes entre Little Missenden et la grande ville.

La marche a fait descendre les pintes et tu vacilles moins en arrivant dans le jardin, pourtant tu manques de tomber en voyant le terrain transformé en champ de labours. La haie de thuyas a disparu. À la place, le vieux loup et l'un des jeunes finissent d'installer une canisse en roseaux. Le grand noir est occupé à placer un arbuste dans un trou d'un mètre de profondeur, tandis que l’autre jeune inonde le trou avant de le reboucher. Puis ils arrosent à nouveau la terre meuble qui se tasse sous le jet. L'opération terminée, c'est l'heure de la pause.

Matilda te demande d'aller faire un tour et de revenir dans une heure ou deux. Elle sourit encore, et toujours cette étincelle au fond de l'œil qui ne dit rien mais en sait beaucoup.

Au retour d'une longue marche, tu te sens fatigué, tu veux savoir. Matilda vient à ta rencontre et t'emmène dans le jardin. Tout a encore changé : il y a de l'herbe verte là où s'alignaient les sillons, des bordures et des plates-bandes ont émergé le long des murs de la maison et du cabanon, un arbre un peu plus grand que toi se dresse au milieu du terrain, et le tapis de verdure fait un pli de trois pieds de haut sur le côté nord. Tout en haut, un autre arbre tient compagnie à un banc posé là.

Cependant, les branches des arbres sont encore enveloppées dans les sacs de toile et les parterres sont recouverts de même, comme autant de paquets cadeaux aux silhouettes difformes.

Décidément, Peter, tout cela finit par ressembler à une émission de télévision. Tu te demandes où est la caméra, n'est-ce pas ? Il n'y en pas.

Juste un troisième œil.

Matilda te fait asseoir là-haut sur le banc. Tu découvres alors le jardin en hauteur, toute cette verdure dans la lumière de fin d'après-midi, l'odeur de l'herbe mouillée monte du sol, et ton regard suit cette ascension. Par-dessus la petite clôture de roseaux, tu découvres la campagne, les champs et les forêts qui courent jusqu'à Beamond en textures variées.

Tu as l’air d’aimer ce que tu vois, Peter, tu te tournes vers Matilda et tu souris, c’est bien. A présent tu peux ouvrir l’enveloppe.

« Cher Peter,

Je t’écris d’à côté, j’espère ne pas être trop loin en ce moment.

Je t’ai connu à ta naissance, j’étais veuf depuis quelques années déjà, et de ma fenêtre je t’ai vu grandir. La vie était compliquée pour ta mère, il y avait toi, son travail en horaires décalés, et la maison. Dans cet ordre d’importance, la maison passait après. Quand tu avais dix ans, ta mère a rencontré quelqu’un, un type gentil, mais il habitait loin, alors vous étiez souvent absents, le week-end et les vacances.

Un jour, le voisin, un retraité, est venu sonner à la porte, il parlait fort à ta mère. Il ne comprenait pas pourquoi vous négligiez votre jardin. Alors chaque fois que vous partiez plus d’une semaine, ta mère lui confiait les clés de chez vous. Il relevait votre courrier, ouvrait les volets pour tromper les voleurs, et arrosait les plantes, sans jamais rien vous demander.

Tu l’as compris, Peter, n’est-ce pas ? C’est moi le vieux voisin bougon.

Vous étiez de plus en plus absents, je ne te voyais qu’en semaine, quand tu partais à l’école. Je me souviens d’un matin, les premiers jours du printemps, tu es sorti avec ton sac sur le dos et tu t’es arrêté un instant pour regarder le jardin. Je t’ai trouvé bien seul ce jour-là et je me suis dit que j’aimerais te donner quelque chose qui t’accompagne.

Le lendemain, ta mère a accroché un panneau « A vendre » sur le portail. J’essayais encore de trouver quelque chose à faire pour toi, puis j’ai eu cette idée bizarre qui aboutit aujourd’hui.

J’ai appris que j’étais malade il y a deux ans. J’ai fait la connaissance de Matilda chez le pépiniériste près de chez moi. Je lui ai parlé de mon projet et elle a accepté de s’occuper de tout.

J’ai été inhumé et pleuré par le peu de famille qui me reste, je n’étais donc pas un vieil homme seul qui se serait raccroché à quelque chose. Pourtant, on est tous un peu seul à un moment de sa vie. On a de la famille, des amis, il n’empêche qu’on est seul. Alors si tu veux bien excuser cette brusque intrusion dans ta vie, je me permets de te rendre quelques compagnons que tu avais laissés derrière toi. 

Mr Elm

Amersham, octobre 20…»

Sur un signe de Matilda, les quatre hommes retirent les sacs de toile.

Dans les parterres fleurissent les jonquilles et les géranium, les rosiers en rouge s’alignent près du cabanon. Contre le mur à l’est, les buissons d’hortensias et de rhododendrons font du rose, du bleu, du jaune. Au milieu, c’est le cerisier du japon et ses petits pétales roses qui volent déjà un peu partout. Près de toi, Matilda retire le sac qui cachait le tulipier.

Elle t’emmène devant la maison et tend la main vers un jeune arbre qu’elle viendra tailler tous les ans. Ce n’est pas un acacia, c’est un orme. On peut dire aussi ulmus ou elm.

Je vais être bien ici.

18 avril 2013

21 novembre 1543

Nouveau coup d'épée dans l'eau avec cette nouvelle pour le 12ème concours de la bibliothèque Loisirs & Rencontres. Le texte devait obligatoirement commencer par : "En ce soir hivernal, de grandes festivités se déroulaient à la cour de François 1er, lorsque j'arrivai au château..."

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En ce soir hivernal, de grandes festivités se déroulaient à la cour de François 1er, lorsque j'arrivai au château de Fontainebleau. On avait dressé de grandes tentes qui faisaient face à une scène sur laquelle des artistes se succédaient. Les réjouissances étaient vives et sincères. Quelques jours plus tôt, le lieutenant général Du Bellay avait permis de faire reculer l’empereur devant les remparts de Landrecies et chacun espérait voir les souverains signer l’armistice.

Le capitaine La Châtre, baron de la Maisonfort et seigneur de Nançay, m’accueillit joyeusement au pavillon de la Porte Dorée où il prenait part à la fête. Sa carrure imposante et son rire tonitruant ne passaient pas inaperçus au milieu des convives bien mis.

« Lieutenant Breval ! Je suis heureux de vous revoir !

- Moi de même, capitaine La Châtre, bien que je sois surpris d’avoir été mandé si vite à la cour. Mon ordre de mission était trop bref : "vous êtes attendu au plus tôt auprès du Seigneur de Nançay qui vous informera de vos nouvelles fonctions."

- Oui, il est vrai que tout cela manque de précisions. Je dirais même erroné. Alors je serai bref à mon tour, mais précis et vrai : le roi a décidé de créer une troisième compagnie française des gardes du corps du roi, et vous êtes pressenti pour prendre son commandement en tant que capitaine de compagnie.

- Quel honneur, capitaine ! Pourtant je ne sais pas si je suis la personne la plus appropriée…

- Là, là… je comprends votre embarras. Il est vrai que votre carrière doit beaucoup à l’appui du duc de Montmorency, et le Connétable n’est pas tenu en grande estime aujourd’hui à la cour. Cependant, je n’oublie pas votre valeur militaire, je vous ai vu à l’œuvre sous mes ordres, et le commandement d’une compagnie, diantre ! Ce n’est pas de la politique, que je sache ! C’est une affaire de soldat !

- Je vous remercie, capitaine, pour votre confiance.

- Allons, la messe n’est pas dite, mon jeune ami. La missive que vous avez reçue n’était pas complète : nous attendons la venue du lieutenant Rosset, recommandé par la duchesse d’Etampes et qui prétend également à ce commandement. Vous serez présentés tous deux au roi ce soir. Mais venez, il doit être arrivé et nous attendre dans mes quartiers. »

Le capitaine La Châtre me conduisit à l’autre bout du domaine dans un corps de bâtiments réservé aux officiers. Dès notre arrivée, un individu repoussant se précipita vers le capitaine. Un examen plus attentif me permit de reconnaître un valet d’armes. Il semblait ne pas avoir quitté sa livrée depuis des années et c’est comme si le tissu lui collait à la peau. Sa silhouette n’en apparaissait que plus malingre, mais le plus saisissant était son visage, celui d’un homme encore jeune mais tout à fait déformé par une bouche en permanence ouverte et édentée, ce qui lui conférait une élocution de vieux gâteux.

Le capitaine lui demanda si le lieutenant Rosset était arrivé, et le valet, du nom de Braque, ânonna quelque chose qui voulait dire non.

« Eh bien allez voir à l’entrée du château ! Et envoyez-le moi au plus vite ! Qu’il n’aille pas ripailler avant que nous ayons réglé notre affaire… 

- Capitaine, dit Braque avec difficulté, je dois attendre un paquet pour le roi…

- Quoi ? S’exclama le capitaine La Châtre avec impatience. Ah oui ! J’avais oublié cette histoire de cadeau. Trouvez-moi quelqu’un pour se charger de me trouver le lieutenant Rosset, et laissez-nous ! »

Braque s’en alla d’un pas mal assuré et nous laissa seuls dans le cabinet de campagne. Le capitaine était arrivé plus tôt dans la soirée et sa malle n’avait pas encore été déballée. Sans cérémonie, il extirpa de son bagage une bouteille de liqueur et remplit deux gobelets. Nous continuions d’échanger les dernières nouvelles quand un bruit inquiétant nous parvint de l’entrée du cabinet. Quelque chose comme un souffle suivi de bruissements et de crépitements. Nous nous précipitâmes aussitôt. Le capitaine appela son valet mais celui-ci n’était plus là et, derrière le pupitre où il devait se trouver, une grande trace noire obscurcissait le mur. Dans l’air subsistait une odeur de poudre.

« Où est ce bougre ? S’exclama le capitaine. Il a failli faire flamber la maison ! Ce n’est pourtant pas son genre de déserter… Et voilà sans doute le fameux paquet ! Il a dû aller chercher votre concurrent… »

Il tendit la main pour saisir un coffret en acajou posé sur le pupitre.

« N’y touchez pas ! » cria un homme qui surgit dans la petite pièce.

Il était à bout de souffle et se pliait de douleur. Sa tenue trahissait un long séjour à cheval et les marques d’un combat récent. Je reconnus néanmoins qu’il s’agissait d’un officier.

« Lieutenant Rosset ! Que vous est-il arrivé ? » demanda le capitaine La Châtre, mais il n’obtint pour toute réponse qu’un râle avant de voir le nouvel arrivant s’écrouler à ses pieds. Nous le transportâmes dans le cabinet où j’examinai ses blessures. Mes nombreuses campagnes m’avaient appris à aider au mieux ceux qui tombaient sous les coups. Le lieutenant avait des hématomes qui lui couvraient une bonne partie du corps, ainsi qu’une vilaine entaille qui lui ouvrait le flanc gauche. Je nettoyai donc la plaie et pratiquai un bandage de fortune avec le linge que me fournit le capitaine La Châtre.

« Le coffret ! Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? », cria t-il quand il reprit ses esprits. Il avait encore le souffle court mais tentait déjà de se lever. Il présentait une physionomie jeune et énergique, des traits harmonieux légèrement gâtés par une dentition de cheval et par l’angoisse qui l’étreignait.

- Ne bougez pas, ordonna le capitaine La Châtre. Personne n’a touché à votre coffret. Mais dites-nous ce qui vous est arrivé, bon sang !

- Je suis pitoyable, dit le moribond entre deux halètements, je crois que je ne pourrai pas me présenter au roi dans cet état…

- Qu’importe ! Expliquez-vous lieutenant !

- J’implore votre pardon mais… je suis à bout de forces, et pour tout vous dire je dois commencer par le début, n’est-ce pas ? Je suis parti à cheval de la garnison de Dreux hier à l’aube. Je me trouvai au milieu de la forêt… de Rambouillet quand je vis sur le bord du chemin un corps recroquevillé sur lui-même. C’était un pauvre diable qui semblait être là depuis plusieurs jours… là, à genoux devant un arbre brûlé… il serrait un sac de toile contre lui. Soudain le corps fut secoué d’un sanglot. Je vous l’avoue messieurs, je ne suis pas émotif… pourtant je sursautai. Ce n’était pas un cadavre, mais un homme en pleurs. Je ne sais pas depuis combien de temps… mais la vie n’allait pas tarder à le quitter. Je le secouai un peu pour savoir comment il s’était retrouvé là, et voici qu’il me montre le sac qu’il tient contre lui et me dit : "un homme me l’a confié pour le porter à la cour du roi, et il m’a dit de ne l’ouvrir sous aucun prétexte. Nous étions en route avec mon fils, nous avons fait halte ici et je suis allé chercher du bois pour nous réchauffer. Quand je suis revenu, j’ai vu mon fils au loin la tête plongée dans le sac. J’ai couru aussitôt et je l’ai appelé : Martial ! Martial n’ouvre pas le sac ! Mais il était trop tard." Puis l’homme se remet à pleurer. Je le rudoie quelque peu pour qu’il achève son histoire. "Il a brûlé !" me dit-il à travers ses larmes. Pourtant, il n’y a pas de corps à proximité de l’arbre roussi où je l’ai trouvé. Selon ce misérable, son fils s’est embrasé et a disparu dans les flammes, comme happé par l’enfer.

- Balivernes ! s’écria le capitaine La Châtre. On vous aura joué un sale tour, c’est certain !

- Si seulement vous étiez dans le vrai, dit le lieutenant d’une voix de plus en plus faible. Mais j’ai été témoin du phénomène, sur mon honneur. Le père orphelin de son fils ne lâchait pas son sac et refusait de quitter les lieux… Soudain il cesse de pleurer, me lance un regard droit et résolu, puis il plonge la main dans le sac et en retire le coffret, le même que celui qui vous a été amené. "Je n’avais plus que lui depuis la mort de sa mère" me dit-il, puis il ouvre la boîte. Messieurs… je le jure encore devant Dieu, ses yeux se sont arrondi et il a crié : "la salamandre !" et j’ai vu cet homme prendre feu, et disparaître en même temps que les flammes ! Mon cheval s’est enfui devant ce spectacle. J’ai mis une partie de la journée à le rattraper et à le calmer… »

Il se mit à trembler puis perdit connaissance. Je le ranimai avec des sels.

- Comment vous êtes-vous retrouvé dans cet état, lieutenant ? demandai-je.

- C’était… ce matin, répondit-il avec peine. Je n’étais qu’à quelques lieues du domaine de Fontainebleau. J’avais pris avec moi le coffret pour qu’il ne tombe pas en de mauvaises mains. Pourtant… j’ai failli et j’aimerais mourir sur l’heure pour ma faute, car j’ai été attaqué par des brigands… ils m’ont dérobé l’objet. Je me suis battu avec l’énergie du désespoir mais ils étaient trop nombreux. Ils finirent par me jeter bas et me rouer de coups. Ils me laissèrent plus mort que vif. C’est la raison pour laquelle je suis arrivé si tard. Et quand je vous ai vu, capitaine, mettre la main sur ce coffret maudit, que je croyais perdu, c’était comme assister à ma propre destruction !

- Là, là… », fit le capitaine La Châtre qui contemplait d’un œil songeur le coffret d’acajou posé devant lui.

Je remarquai une inscription gravée sur le couvercle.

« His ignibus exaltate, murmurai-je en lisant. Que ses feux vous élèvent ?

- Que ses lumières… ou ses yeux… vous ravissent, corrigea le lieutenant Rosset. Ecoutez, le message est clair. Il s’agit d’un cadeau adressé au roi…

- …dont le symbole est la salamandre, dis-je pour finir la phrase qu’il n’arrivait pas à achever, et la devise "Nutrisco et extinguo", je nourris le bon feu et j'éteins le mauvais.Cette inscription maudite dit l’inverse : c’est un feu mauvais qui fera périr notre bon roi

- Je ne sais pas d’où vient ce prodige, mais je sais ce que j’ai vu : l’action d’une salamandre aux yeux de feux qui vous consument. Vous-mêmes… capitaine… vous avez perdu votre domestique de façon semblable. On cherche à jeter le roi dans les flammes de l’enfer !

- De qui est ce présent ? » demandai-je au capitaine La Châtre.

Ce dernier resta silencieux un moment. Puis il s’éclaircit la gorge pour chasser son embarras.

« Ce paquet devait m’être déposé, il est vrai, et confié pour remise directe au roi… hum ! pour remise au roi de la part du duc de Montmorency… »

Mes deux compagnons se tournèrent vers moi. Je constituai en effet un coupable potentiel. D’une part, je bénéficiais de la recommandation du duc, alors en disgrâce auprès du roi et opposant du parti de la duchesse d’Etampes. Le duc pouvait être l’instigateur d’un complot dont j’eusse été l’exécutant. D’autre part, j’étais arrivé avant le lieutenant Rosset. Je pouvais donc avoir discrètement déposé le paquet pendant que le capitaine La Châtre donnait ses ordres à son valet et avant l’arrivée du lieutenant.

Ce dernier rompit le silence et demanda d’une voix rauque au capitaine La Châtre :

« Qui… qui vous a demandé de le réceptionner ?

- J’ai reçu un billet de Monsieur Carot, secrétaire du roi, mais j’avoue que je ne connais pas cet homme.

- Faites-lui porter le coffret, s’il vous plaît. Il faut éloigner cette diablerie de sa majesté et je sens que je vais défaillir si je reste à côté plus longtemps… »

Et le lieutenant s’évanouit de nouveau. Le capitaine fit venir un soldat en faction près d’ici et lui confia le coffret avec deux recommandations strictes : le porter à Monsieur Carot et ne l’ouvrir sous aucun prétexte. Le soldat eut un regard inquiet en apercevant le lieutenant Rosset inerte et porta la main à son épée. Le capitaine s’en rendit compte et prit les dispositions nécessaires pour qu’on soigne convenablement le blessé. Deux hommes vinrent l’emporter.

Il s’acquitta de toutes ces tâches sans se soucier de moi une seule seconde, et je sentis s’accroître un sentiment de suspicion à mon égard.

« Capitaine, dis-je quand il eut fini et que nous nous retrouvâmes seuls, je pense qu’il est temps d’envoyer votre messager chercher le coffret chez Monsieur Carot. Il n’y a pas à craindre de déranger ce brave homme puisque je suis certain qu’il n’y sera point et qu’on trouvera la trace d’un feu récent. »

Le capitaine La Châtre me dévisagea d’un air sombre. Je devançai la pensée de cet honnête homme et ne pus réprimer un sourire en lui disant : « vous pouvez appeler vos hommes, je dirai tout devant le roi à condition d’avoir le coffret et le lieutenant Rosset à disposition. Et Braque vous sera rendu, je le promets. »

Quelques minutes plus tard, nous nous trouvions en présence du roi, siégeant dans ses appartements. Sa garde personnelle s’était resserrée devant lui tandis que l’homme qui avait porté le coffret chez Monsieur Carot arrivait et confirmait mes dires.

« Votre majesté, dis-je sans préambule, je souhaite vous remettre un présent. Il est assez modeste mais il vous ravira… »

Le capitaine La Châtre voulut intervenir mais j’avais déjà saisi le coffret. Je l’ouvris ostensiblement et le refermai calmement. Comme rien ne se passait, le capitaine se retira et me laissa m’avancer. Le roi prit le coffret, l’ouvrit et sourit en découvrant une petite salamandre d’albâtre aux yeux de rubis.

« Je vous remercie, lieutenant, dit-il.

- Sire, je ne suis que le messager, vous pourrez remercier le lieutenant Rosset que voici. »

Je désignai le blessé gisant sur une civière. Il se redressa avec peine et nous présenta un visage livide où brillaient des yeux pleins de haine.

« Mais, je ne comprends pas, balbutia le capitaine La Châtre. Toutes ces disparitions, l’homme et son fils Martial dans la forêt, Monsieur Carot, et Braque, mon valet ! Je ne l’avais pas depuis longtemps à mon service mais tout de même… »

Je fis le récit au roi de notre début de soirée avant de répondre au capitaine.

« Ne vous inquiétez pour Braque, vous avez déjà fait beaucoup pour lui. »

Je m’approchai de la civière et tendis la main.

« Donnez-moi vos dents, je vous prie. »

Le lieutenant me lança un regard noir et retira son dentier. Sa physionomie changea tout à coup et ce fut Braque qui nous fit face.

« Tout est faux, sire. Le lieutenant Rosset est entré au service du capitaine La Châtre sous cet aspect repoussant qui est son vrai visage depuis qu’il a reçu un éclat pendant la campagne de Savoie. Il avait ainsi pu jouir d’une double identité : le valeureux soldat et le vilain valet, au gré d’un simple artifice et d’une grimace appuyée. Il lui était aisé de mettre en scène la disparition du valet aussitôt que nous étions entrés dans le cabinet, et faire apparaître le lieutenant, avec un peu de poudre et une allumette pour la mise en scène.

- Et Monsieur Carot ? relança le capitaine. Le soldat lui a bien remis le coffret, où est-il passé ?

- Monsieur Carot n’existe que dans les paroles du lieutenant Rosset et de son complice, ce soldat si opportunément apparu pour la commission suggérée par le lieutenant. J’ai surpris son regard inquiet et son geste involontaire sur son épée. Il y avait du sang frais sur la garde. Je suppose qu’il est l’auteur des blessures que le lieutenant lui a demandé de lui infliger.

- Mais pourquoi toute cette mascarade ? Un faux complot, des morts qui n’existent pas…

- Le lieutenant briguait ce nouveau commandement, cela ne fait aucun doute. Je pense aussi qu’il a été encouragé dans sa démarche à faire du tort au duc de Montmorency…

- Cela suffit, » dit le roi. Il était délicat de supposer que la duchesse d’Etampes, sa favorite, pût se compromettre dans de viles actions. C’était pourtant le fond de toute l’affaire : placer un fidèle serviteur près du roi et écarter définitivement le Connétable. Au reste, il n’était pas nécessaire de l’expliciter.

Le roi regarda encore un instant le coffret en acajou, son contenu et l’inscription qui rappelait sa devise. Sans doute lui rappela t-elle celle des gardes quand il me dit avec un grand sourire :

« Je vous félicite, capitaine Breval, vous faites honneur à la Maison Bleue, car on vous reconnaît, vous aussi, à vos actions d'éclat. »

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15 mars 2013

1 message reçu

J'ai soumis ce texte au concours de nouvelles de Maisons-Laffitte en novembre dernier pour le Prix Pégase 2013. Le thème était : "Correspondances". J'avais une chanson de Travis en tête qui m'a inspiré : "Writing to reach you".

145-180x180Son téléphone s’alluma au fond de sa poche. Ce fut d’abord un bip bref, inaudible dans cette pièce hurlante de musique, puis les fourmillements du vibreur contre sa cuisse.

+33699 : Tro pouri 7 soiré

Le numéro lui était familier, mais inconnu de son répertoire. Il regarda autour de lui : beaucoup de visages lui rappelaient de vagues souvenirs, d’autres ne lui disaient rien du tout. Après quelques secondes de réflexion, il renonça à identifier l’expéditeur et tapota en réponse :

Une jeune femme passa devant lui, le long du mur où il était adossé depuis une heure. Elle était un peu petite et très serrée dans son jean blanc. Il y avait brodé sur la poche arrière en lettres pailletées et dansantes : « Butt Killer ». Un bras passa et la main à son extrémité empoigna les fesses comprimées. Aussitôt elle se retourna et le gifla. Il voulut s’excuser mais elle était déjà partie. Il tourna la tête dans l’autre sens pour confondre le véritable fautif mais il n’y avait que des gens qui lui tournaient le dos.

Cette soirée était vraiment pourrie. Chaque année, on désignait quelqu’un au hasard pour accueillir la réunion annuelle des anciens élèves de BTS. Ces retrouvailles factices étaient de plus en plus absurdes, devenues un mélange de nostalgie et de rencontre pour célibataires.

Il alla se prendre un autre whisky-coca au buffet juste à côté. Etait-ce le troisième de la soirée ? Il resta un moment à fixer le fond de son gobelet. Il n’avait parlé à personne jusque là, à peine des signes de tête à distance avec ceux qui cherchaient son regard, des visages croisés il y a longtemps et qui avaient perdu leurs prénoms. Après tout ce temps passé seul, une vie réglée entre chez lui et le bureau, il avait perdu l’habitude des mondanités. Pourtant il avait accepté l’invitation pour ça, pour « voir du monde », pour « communiquer ». Finalement il ne savait plus trop s’il en avait envie.

« Antonin ! »

On l’appelait à l’autre bout de la pièce. C’était Nathalie, une ancienne de sa promo de BTS et hôtesse du raout de cette année. Elle lui faisait de grands signes et l’invitait à la rejoindre auprès d’elle et sa copine.

« Alors ! Qu’est-ce tu deviens ? »

La phrase maudite, l’horrible phrase. Il avait oublié qu’on pouvait encore dire ce genre de choses, que des gens pouvaient encore vous pousser naïvement au bord de votre propre abîme. L’envie lui prenait de répondre « bah rien de fou-fou, et toi ça mousse ? »

Embrumé dans les éthyles, il tentait de remettre en ordre les dernières mises à jour de son C.V. A quand remontait sa dernière rencontre avec Nathalie ? C'était à la soirée de l'année précédente, chez Hocine. Un an sans voir personne, ni ami, ni famille, à peine quelques lignes par courrier ou par courriel. Et depuis lors, qu’avait-il d’intéressant à raconter ? Rien. Rien de neuf en vérité. Et cette fille à côté d’elle ? Pourquoi le regardait-elle comme ça, comme si des incisives lui sortaient de la bouche ? Il se décidait à répondre quelque chose quand un cri figea le temps et l’espace.

Une fille avait surgi de la salle de bain et demandait d'appeler les secours. Elle était affolée.

« C’est Karine ! On l’a frappée ! Elle est tombée ! »

Aussitôt une foule s’attroupa devant la salle de bains, puis un grand type tout en noir émergea de nulle part.

« Reculez ! Laissez le champs libre ! » dit-il avec autorité. Il entra dans la salle de bain et ressortit avec Karine dans les bras. La haute silhouette du type était surmontée d’une chevelure débordante sous laquelle disparaissait son visage penché sur la jeune fille. Elle portait un jean blanc.

Antonin fut surpris de reconnaître fesse-moulée, groggy dans les bras du grand dadais.

Le téléphone vibra à nouveau dans sa poche.

+33699 : La C mieu ;-)

Antonin scruta les personnes autour de lui à la recherche de l’auteur de ce message. Il y avait beaucoup de jeunes femmes, et les rares hommes n’avaient rien de suspect, ils avaient tous le teint pâle, les muscles défaillants. Seul, le grand dénotait.

Et la pièce commençait à tourner. Il avait encore pris le verre de trop. Il s’était dit tout à l’heure : « je suis à peine chargé, allez, encore un… » Maintenant il ne sentait plus ses cheveux.

Il tenta d’appeler l’auteur des textos, mais il n’obtint qu’un contact avec la boîte vocale.

L’ambiance était retombée lourdement, des murmures gênés avaient remplacé la musique. Il se joignit à ceux qui se glissaient vers la sortie. Dehors, le froid de novembre le saisit.

Une heure plus tard, il sombrait dans un sommeil de plomb au fond de son lit.

*

Le radio-réveil cracha une vieille rengaine et cela lui fit mal à la tête. La douleur et l’air de Wonderwall persistèrent malgré l’aspirine avalée avant le café.

Quelle idée cette soirée en milieu de semaine… Il avait l’impression d’être dimanche.

La vue brouillée, le nez dans son bol, il hésitait à appeler le bureau pour prévenir qu’il n’était pas en état de tenir debout. Ce serait une première : cinq ans d’ancienneté et aucun congé maladie. Peut-être même seraient-ils inquiets ? Il s’était construit une image d’employé modèle, discret, sans histoire, de ceux qui sont là.

A moitié assoupi, il ferma les yeux et revit quelques scènes de la veille : le jean moulant, le cri, le grand type, les messages…

Son téléphone vibra sur la table de la cuisine.

+33699 : Bi1 fé pour L a 7 chiN 

Enervé, Antonin appela le numéro.

Boîte vocale automatique.

« Et il est fier de lui encore ! » pensa t-il avant de répondre au message.

Pa trè courageu tè sms D croch k’on s’xplik

Il n’eut aucune réponse. L’autre avait sûrement éteint son téléphone après avoir envoyé son message.

Il resta un moment à fixer son téléphone. L’écran baissa d’intensité puis se mit en veille.

Antonin, lui, était bien réveillé. Un œil sur l’horloge du micro-ondes et le quotidien lui revint.

Il se prépara en vitesse, comme pour faire passer l’agacement que lui causait cet inconnu.

Sur le palier, il eut la satisfaction de croiser Julie, « jolie Julie » disait-il toujours pour lui-même, la voisine d’en face. Son sourire le ramena définitivement à lui. Une journée sans la voir était une mauvaise journée. Elle était tout un monde de l’autre côté de chez lui, toujours aimable, toujours fraîche, toujours « jolie Julie ». C’était sans doute un lieu commun, presque une caricature, mais il vivait chaque jour le bonheur doux-amer de ces petites rencontres, comme une histoire possible mais qui n’arrive jamais, lui si timide et pourtant si près de lui dire qu’il pense souvent à elle. Le flux du jour les repoussait toujours vers leurs vies respectives, et il n’était pas sûr de vouloir abandonner sa vie d’attente pour autre chose.

Dans le bus, les cahots de la route l’apaisèrent. Il se sentit si bien bercé qu’il ferma les yeux. Soudain, le téléphone vibra.

+33699 : Veu pa parlé, just ecrir 

Antonin réfléchit un instant.

Pourkwa tu la tapé 

+33699 : Me fezè chié 

L ma J flé on va dir ke C mwa 

+33699 : Tu dira ke C mwa 

Kes’ tu veu 

+33699 : Te parlé 

Prkwa mwa 

+33699 : Pour taprendr qqch

Que voulait-il lui apprendre ? Qui était-il ?

Presque tous les passagers du bus étaient penchés sur leurs téléphones, certains avec des écouteurs dans les oreilles, et tapotaient en continu des messages. Son regard s’était posé sur un jeune homme qui se tenait à une barre verticale. Très à l’aise dans son jean trop large, son menton imberbe enfoui dans un keffieh, il faisait danser son pouce à toute vitesse sur l’écran. Antonin imaginait le contenu adressé à une camarade de classe : un discours anarchiste sur la politique de l’éducation nationale qui se terminerait par une proposition de rendez-vous après les cours (Lecol C nul T libr a 4h ?).

Voilà comme on s’écrit, se dit Antonin. Et ces écrits ne valent rien, n’engagent à rien. Et l’auteur mystérieux, bien à l’abri, dit ce qu’il veut, fait ce qu’il veut. Impuni. Il agresse, frappe, insulte, et c’est comme si rien n’était arrivé.

Il reprit son téléphone et envoya un message :

T ki ?

Il n’attendait pas de réponse. L’autre n’a pas de nom.

Pourtant, il y eut un bip.

+33699 : A’

Il crut d’abord lire « à plus » avant de comprendre que l’autre répondait à sa question. Il regarda encore le numéro d’envoi, si familier, consulta la liste de ses contacts, les noms et les prénoms commençant par A, rien ne correspondait.

Jte conè ?

+33699 : Pa vrèman

Tum conè ?

+33699 : Wi Anton1

2pui kan ?

+33699 : 1 moman

Antonin frémit. Peut-être aurait-il dû oublier tout ça, sans doute n’était-ce qu’une mauvaise blague, mais il avait envie de continuer.

Prkoi tu te k’H

+33699 : C tro cho pour twa

100 blag

+33699 : Serieu 

Kes’ tu veu

+33699 : Te parlé

Ok 

*

Il n’arriva pas si tard que ça au travail. Pourtant, il eut quelques réflexions irritantes.

« Alors ! Panne de réveil, hein ? » lançaient les collègues sur son passage.

Frédéric, avec qui il partageait son bureau, était déjà arrivé. Antonin s’en étonna, d’habitude il n’était jamais là à cette heure.

« J’avais des heures à rattraper » dit Frédéric comme pour s’excuser.

Antonin se méfiait. Son collègue venait d’arriver dans la société, et il avait eu beaucoup de mal à se former aux tâches courantes. Il avait même tendance à dissimuler ses erreurs, ce qui avait le don d’énerver Antonin.

Dans les premiers temps, Antonin lui avait expliqué patiemment tout ce qu’on attendait de lui, et il mit à jour les fiches de procédures pour que son collègue puisse travailler correctement. Mais il dut se répéter souvent, ré-expliquer, vérifier le travail de Frédéric qui était pourtant au même salaire que lui.

Le temps passait et il n’y avait aucune amélioration. Antonin supportait de moins en moins bien la situation, d’autant plus qu’il devait maintenant assurer son travail et celui que Frédéric laissait inachevé. Que celui-ci vienne plus tôt ne changeait rien.

« Ah Antonin vous êtes enfin arrivé ! Venez avec Frédéric, je veux vous parler », s’exclama la chef de service en surgissant dans leur bureau.

Il voulut interroger du regard son collègue mais celui-ci fit mine de ne pas le voir.

« Alors voilà, j’ai un souci avec Zenko, sur la facture du mois de juin. Ils m’ont appelée pour m’incendier, comme quoi on les relançait sur une facture qu’ils auraient déjà payée. J’ai demandé à Frédéric de vérifier et effectivement, c’était payé après notre rappel d’août. On passe pour des zozos ! »

L’emploi de « zozos » eut un effet étrange sur Antonin. Sa chef lui parut tout à coup moins haute, un peu risible dans son emportement, et surtout désirable. Son chignon tiré à trente-quatre épingles, ses lunettes austères, son tailleur ajusté, tout lui plaisait subitement dans cette femme qui ne parlait qu’à lui.

« Ce qui me chagrine, c’est que Frédéric me dit que vous ne lui aviez pas montré comment on extrayait les dossiers réglés. On en a récupéré trois comme ça ! Je vous rappelle que nos employés ont tous une mission de formation. C’est pas tout, il m’a montré les tableurs sur lesquels il travaille, et au moins une formule sur deux est fausse. Je suis déçue, Antonin ! Depuis quelques temps, on ne vous entend même plus, votre collègue me dit que vous passez des journées sans parler ! »

Sidéré, il n’avait pas pu se défendre. Aucun son ne sortit. Il se tourna vers Frédéric assis près de lui, mais celui-ci regardait obstinément devant lui.

D’abord l’allusion à son retard, lui qui ne compte plus les heures supplémentaires, puis les accusations iniques et les reproches sur son silence. Est-ce une faute professionnelle de ne pas parler ? S’il n’a rien à dire ? Pour le moment, Frédéric ne disait rien non plus, il attendait comme s’il n’était pas concerné. Antonin se leva, sortit du bureau de la chef et revint quelques secondes plus tard avec un classeur rouge. Il le posa sur le bureau de telle façon qu’elle pût lire « Frédéric d’Alio » écrit au feutre sur la couverture. Puis il l’ouvrit et feuilleta quelques pages jusqu’à celle intitulée « Purge des invoice en attente ». Il pointa du doigt le coin supérieur gauche : « Dernière MAJ 23/03/2012. Auteur : Antonin Graforet. » Il tourna la page et pointa encore le titre : « Rappel des formules excel ».

La chef examina le document en silence puis se tourna vers lui :

« Je vois. Toutes mes excuses. Maintenant laissez-nous, j’ai à m’entretenir avec Frédéric. Nous nous verrons plus tard, Antonin. »

De retour à sa place, il fulminait encore contre son collègue, mais aussi contre sa chef qui s’était montrée si injuste. La colère ne passait pas, il était si crispé qu’il ne pouvait plus ouvrir les yeux. Il reprit son calme et garda les yeux fermés.

Le temps passa.

Frédéric ne revenait pas.

On parlait dans le couloir, des collègues s’attroupaient.

« … viennent de l’emmener… état grave… accident… »

Et le téléphone vibra.

+33699 : Bi1 fé ;-P

Il sortit aussitôt pour en savoir plus. On avait retrouvé un corps inanimé au pied de l’escalier des archives, les secours étaient arrivés mais n’avaient rien pu faire sur place. Ils l’avaient transférée à l’hôpital. C’était la chef de service.

Antonin fit le tour des bureaux à la recherche de Frédéric. La collègue de l’accueil l’avait vu partir deux heures plus tôt, ce qui correspondait plus ou moins au moment où Antonin était sorti du bureau de la chef. Que s’était-il passé ? L’avait-elle mis à pied ? Et ce texto ? C’était donc lui !

Antonin retourna à son bureau et fouilla dans les affaires de Frédéric.

Les tiroirs étaient presque vides en dehors de quelques agrafes et trombones. Sur le bureau, il détailla tous les papiers entassés dans les bannettes : essentiellement des captures d’écran, des photocopies sans intérêt, quelques lignes surlignées en jaune fluo.

La tête en feu, il se saisit de la poubelle et la retourna sur le bureau de son collègue. Au milieu des emballages de chewing-gum et autres détritus, il trouva un carton d’invitation : « Soirée annuelle des anciens de BTS bureautique & secrétariat de Villejuif ».

*

Il rentra chez lui en titubant. Un malaise général l’envahissait depuis la veille, il se sentait de plus en plus mal. Sur le retour, il se cognait dans les passants et manqua de tomber plusieurs fois.

Aussitôt rentré, il se connecta à Internet et entra « Frédéric d’Alio » dans le moteur de recherche. Sur un site d’anciens élèves, il put retracer son parcours : école maternelle, primaire, collège, lycée général, et BTS comptabilité. Il cliqua sur la dernière période et fut déçu en découvrant qu’il avait fait sa formation à Amiens, loin au nord de Paris, loin de Villejuif.

Son mal de crâne revint avec plus de violence encore. Il ouvrit la fenêtre pour refroidir sa fièvre au vent de novembre. Au même moment, son téléphone vibra.

1 appel en absence

Nouveau message vocal

« Bonjour Monsieur Graforet, c’est le bureau RH, je vous appelle parce que nous sommes inquiets. Il semble que vous ayez quitté nos locaux très tôt ce midi et nous aurions voulu en savoir plus sur le déroulement des événements de ce matin. Votre collègue Monsieur d’Alio nous a rapporté votre entretien avec votre supérieur et nous aimerions avoir votre version des faits. »

Il n’avait pas réalisé qu’il était si tard. La nuit tombait déjà. Et cet hypocrite de Frédéric qui l’avait trahi ! Il n’y avait plus de doute, c’était lui, il cherchait à le détruire depuis longtemps. Ils n’avaient pas fait la même école, ils n’avaient pas le même diplôme, mais Frédéric s’était invité à la soirée d’hier, pour le piéger. Il avait sans doute fouillé dans ses affaires, au bureau, et avait trouvé le carton d’invitation. Il s’était introduit en cachette et avait voulu lui faire porter le chapeau de l’agression de la fille. Les messages bizarres visaient à le déstabiliser, peut-être même l’avait-il drogué pour qu’il se sente aussi mal, il avait des absences. Il avait provoqué la réunion de ce matin, pour le mettre en défaut. Puis il avait poussé la chef dans l’escalier et était parti, pour le faire accuser, mais pourquoi ?

Une icône de sa messagerie instantanée lui indiqua que Nathalie venait de se connecter.

Anton1 : Salu t a 1 momen il m ariv 1 truc grav

Natt94 : Jte parl pa sal pervR

Anton1 : Koi ?

Natt94 : C toi ki a taP karine hier >:(

Anton1 : Non jte jur C 1 mec du taf ki veu me faire chier

Natt94 : Genre :-/ TT tro zarb tu parlai pa on aurai di 1 zombi et la tu délir

Anton1 : C 1 fou il m’envoi dé sms pour se foutr de moi, il a agrSC ma chef ce matin L é a losto !

Natt94 : Il t a di ke C lui ?

Anton1 : Non mé il signe ses sms A’ et il s’appelle d’Alio et G trouV le carton de la soiré dans sa poubL

Natt94 : :-/

Anton1 :C lui C sur

Natt94 : T 1 malade

Anton1 : Jte jur il m ecri tou le temp

Aucune réponse de Nathalie. Il faisait sombre dans l’appartement, mais il n’avait pas la force de se lever pour aller allumer la lumière.

Anton1 : Nat ? T la ? Repon G besoin de parlé stp

Quelques secondes s’écoulèrent puis Nathalie se déconnecta.

Dans le silence et l’obscurité autour de lui, il sursauta en entendant le bip bref de son téléphone.

+33699 : Tro cone 7 natali

Un filet de sueur froide lui glaça le dos. Frédéric avait piraté sa messagerie, il pénétrait de plus en plus dans sa vie, jusque chez lui. Il tressaillit encore.

On avait sonné à la porte.

*

Sur la pointe des pieds, il alla coller son œil au judas.

La sonnette retentit à nouveau.

Il inspira et expira pour se calmer et ouvrit.

« Bonsoir, excusez-moi, je suis embêtée, je viens de rentrer et je n’ai plus d’électricité chez moi, vous en avez vous ? »

Julie, jolie Julie.

Il ne sut que répondre. Il se contenta d’actionner l’interrupteur de l’entrée. La lumière raviva son mal de tête.

Julie eut un charmant petit air de dépit.

« Bon alors ça vient de chez moi. »

Sans un mot, sans savoir pourquoi, il alla ouvrir le panneau des compteurs du palier. On avait arraché les fils qui alimentaient l’appartement de sa voisine.

Il n’avait aucune compétence en électricité, néanmoins il réussit facilement à tout remettre en place.

« Oh merci ! Vous me sauvez la vie ! » Julie ne s’était pas rendue compte du sabotage.

Ses jambes ne le portaient plus, il rentra immédiatement chez lui, sans laisser le temps à Julie d'en dire davantage.

A l’intérieur, adossé contre sa porte d’entrée, il fut incapable de bouger quand son téléphone vibra au salon. Au prix d’un grand effort il alla consulter le message.

+33699 : L é bonasse la voisine

Il dut relire plusieurs fois ces quelques mots pour se convaincre de leur terrible sens. Les dents serrées, crispé, il tapa rageusement :

T ki ? T ou ? lach mwa merd !

+33699 : Non

Pkwa !

+33699 : Te parlé, t aprendr

KWA ! ! !

+33699 : Sur twa, mé sa le fé pa

T ki merd ?

+33699 : A’

T ou ?

+33699 : Tou pré tro tar

Il entendit du bruit derrière la porte et alla regarder dans l’œilleton. Le palier était plongé dans la pénombre, pourtant il vit une silhouette immense s’approcher de la porte de Julie. La silhouette s’arrêta un moment.

Le téléphone vibra. Antonin se détourna de la porte pour le lire.

+33699 : Jolie Julie ;-P

Il colla à nouveau son œil au judas. La silhouette venait de sonner chez sa voisine.

Il se précipita au dehors. La lumière inonda le palier et l’aveugla. Puis il se sentit défaillir. Il entendit un cri lointain et tout s’arrêta.

*

Il ouvrit les yeux. Il était allongé sur son canapé, l’ordinateur sur la table basse était la seule source de lumière. Julie était là, dans le coin opposé de la pièce. Elle restait prostrée sans mot dire, dans la pénombre.

Il ne dit rien non plus. Très calme, il se leva, et alla jusqu’au bureau. Il passa un moment à écrire. Puis il lui tendit la feuille.

« Il a commencé hier, avec la fille et son jean blanc moulant. Il disait que c’était pour mettre de l’ambiance mais je crois que c’est ce qu’il y avait d’écrit sur la poche arrière : « Butt Killer », tueur de fesses. C’était une blague, une mauvaise blague. Enfin je le croyais mais il ne m’a plus lâché, il m’a écrit le lendemain matin. Il signait A’, A-apostrophe. Il me visait moi : il me connaissait, il m’apostrophait, c’est ce qu’il voulait, mais je ne savais pas ce qu’il cachait, je ne savais pas qui il était. Et puis il s’en est pris à ma chef, comme une vengeance, mais c’était un prétexte, pour m’atteindre encore. J’avais peur, parce qu’il était de plus en plus violent et je ne savais toujours pas pourquoi. Il se faufilait comme une ombre derrière moi pour faire le mal. Il ne répondait pas à mes appels, il n’acceptait d’échanger que par messages, c’était son seul langage. Et il se rapprochait de plus en plus, il voyait tout ce que je faisais, il était dans ma tête. Julie, jolie Julie, je suis désolé, il voulait s’en prendre à vous, pour m’obliger à sortir, me mettre au pied du mur et jouer son jeu. La partie est terminée. Je l’ai compris. Je n’ai pas prononcé un mot depuis des jours, je m’en rends compte maintenant, j’ai l’impression que je ne parlerai plus jamais. Il m’a enfermé en moi-même mais c’est terminé, j’ai tout compris. Je suis soulagé. Et je vais vous dire le fin mot de l’histoire, Julie : A’ c’est de la géométrie, c’est A-prime. »

Julie avait commencé sa lecture en tremblant, puis sa respiration s’était allongée et elle retrouva entièrement son calme.

Elle se redressa et lui caressa la joue, puis sortit de sa poche son téléphone et pianota.

Celui d’Antonin émit un bip bref avant de vibrer dans son pantalon. Il l’extirpa pour lire le message reçu.

+33699 : C bi1

Elle avait toujours été là, près de lui.

Bien avant la soirée, depuis des mois, elle était là. La veille chez Nathalie, le matin chez lui, dans le bus, au travail, elle était là, tout au fond.

En lui.

Elle est là mais elle n’existe pas. Il la voit mais ne la touche pas. C’est le siège de sa douleur, cette distance infime qu’il ne franchira jamais. Un désir vide, sans consistance.

Pour parler, pour rompre l’ennui, parce qu’il est seul, Antonin l’a projetée en dehors de lui comme un point de symétrie. Elle n’existe que pour lui dans ces échanges sans parole. Le reste du monde ne compte pas. C’est pourquoi Antonin s’en est pris aux autres, malgré lui, malgré sa résistance, parce que la réalité le rappelait à elle.

A présent tout est bien. Julie est là. Pour toujours.

De l’autre côté de la porte d’entrée, de l’autre côté du palier, il n’y a pas de porte, pas de voisin, pas de voisine, juste un mur. Sur le mur est tracé un grand A, tel une lettre anonyme.

Et une virgule en l’air qui surplombe l’abîme.

 

4 octobre 2012

Pirate

Voici un texte écrit en 2009 pour le concours de nouvelles Etonnants Voyageurs - SFR Jeunes Talents. J'ai été sélectionné dans les 10 premiers mais il n'y avait de place que pour le top 3. J'ai eu quelques commentaires encourageants à l'époque. Le thème était le voyage. Je souhaitais faire un clin d'oeil au Capitaine Charles Johnson.

http://2.bp.blogspot.com/_tSH9pZD9bek/SbReNHNHw4I/AAAAAAAALg4/KhPtSQcpNgs/s400/original+jolly+roger+flag.png

Je mappelle Morasab Mzee. Je suis né en 1981 à Mogadiscio, sur la côte nord de la Somalie, dans le golfe dAden. Je vous dis ça parce que vous devez savoir que je nai pas 30 ans et que je suis ce que lon appelle un pirate. Jai découvert ce mot le jour où le capitaine du bateau de pêche sur lequel jai appris le métier de mousse et de pêcheur a hurlé : « à labordage ! »

Ma famille vit de la pêche depuis la nuit des temps, mais je suis devenu pirate, je ne pêche plus, je vis du mal que je fais à des étrangers. Un peu dhérédité doit sêtre immiscé, car une vieille légende se transmet sous le toit de mes ancêtres : il y a longtemps, à lépoque des grandes courses des hommes blancs au large de Zanzibar et du reste du monde, un homme de mon sang était passau aux moorzacks de Mogadiscio.

Le passau est un gardien, et les moorzacks sont les tombes du hoynatz, la nécropole des rois. Ce poste était la fierté de mon aïeul, mais vint quon lui associa un mulâtre venu du monde des Blancs. Ce dernier était si épris de la liberté quil avait goûtée au contact des pirates quil séchappa au bout de quinze années de vie paisible pour rejoindre ceux quil appelait ses frères de fortune. Au cours de sa fuite, mon aïeul le suivit et vécut à son tour quinze années, non pas de vie paisible, mais de crimes et de violences, avant de sinstaller sur la côte aux pieds de la Mogadiscio, où tous ses descendants vécurent de la pêche.

Plus de trois siècles ont passé, et les crimes et les violences sont toujours là. Je ne suis pas resté longtemps à lécole, mais je me rappelle le livre dhistoire où lon voyait des images dhommes Blancs qui troquaient des armes, de lalcool contre des hommes Noirs. Je ne sais pas ce qui a changé depuis.

Au café Accabo, derrière le port, le patron laisse marcher la télé toute la journée sur une chaîne dinformations américaine. Cest fou ce quon y voit : des soldats, des terroristes, des pirates. Je ne sais pas ce qui est écrit en bas de lécran, mais les images, je les reconnais, ce sont toujours les mêmes : un char, un homme armé, une ville déserte, des corps en sang.

Tout a commencé pour moi il y a 4 ans. Jétais comme simple matelot à bord du Coway, un petit thonier, capitaine Massau. Nous venions de passer la nuit en haute mer, la pêche avait été plutôt moyenne et nous nous occupions de vider les filets, avec Raham, mon maître en matelotage qui m‘a tout appris. Comme le soleil était à laplomb, il était temps de manger un morceau. Le plat a toujours quelque chose de monotone : du riz bouilli et de l’huile, parfois du plantain, des bananes.

Nous étions ainsi, Raham et moi, sur le plat-bord à regarder l’infime horizon de la côte, les lignes de mokas, les terres brunes au dessous du vide. Je dois dire que dans ces cas-là ma tête n’est habitée de rien d’autre que le souffle du vent. Je sens alors le soleil, après le froid de la nuit, et le goût du sel.

Soudain j’entendis le capitaine Massau hurler et jurer et injurier, le poing levé. Sur notre arrière avait surgi un vaisseau immense : l’un de ces bateaux de pêche qu’on appelle les navires-frigo.

« Coréens », a dit Raham, les yeux plantés sur l’ombre noire au loin.

La nature de Raham n‘est pas celle d‘un grand bavard, il n’y avait rien d’autre à dire : des étrangers franchissaient chaque jour, chaque nuit, les frontières de nos eaux pour y pêcher notre poisson, et nous les regardions ainsi, chaque jour, chaque nuit, parcourir notre mer et repartir chargés de notre vie.

Massau ne décolérait pas. Sur le chemin du retour, il arpentait le pont en marmonnant et sans quitter des yeux la ligne d’horizon derrière laquelle le navire coréen avait disparu depuis longtemps.

En arrivant au port, chacun alla de son côté. J’atterris sans vraiment y réfléchir à l’Accabo. C’est là que les pêcheurs se rejoignent après les journées en mer. Du fond de la salle j’entendis mon nom : c’était le capitaine Massau qui me faisait signe. En arrivant à sa table je vis qu’il avait avec lui deux jeunes pêcheurs de la région et un homme sombre, dont le regard vous disait combien son âme devait être noire.

En le voyant, je repensais à une histoire que me racontait ma mère sur les zars, des esprits visiteurs qui venaient la nuit pour mettre du désordre dans les maisons ou dans les forêts. C’étaient eux qui agitaient les arbres, pour faire tomber les petits oiseaux, ou qui chamboulaient tout dans mon lit, si bien qu’au réveil je me retrouvais la tête au fond des draps.

« Morasab, je te présente Kasboo, me dit le capitaine avec enthousiasme. C’est un grand homme, très sage et très vaillant. Je lui ai dit que le Coway était à sa disposition pour faire le ménage. »

A mon air d’incompréhension, Kasboo se tourna vers moi, et ses yeux brûlants rivés sur les miens, d’une voix caverneuse :

« Allah est grand, Morasab, mon bras est Son bras, ton bras est Son bras. Il nous appelle à une grande mission : ces étrangers nous menacent, ils veulent nous faire disparaître. Veux-tu continuer de les voir prendre notre nourriture, notre pain ?

- Non, lui dis-je, c’est injuste.

- Es-tu de ces traîtres qui vendent des passeports aux étrangers pour leur donner le droit de pêcher notre poisson ?

- Non, monsieur.

- Es-tu de ces lâches qui ont quitté le pays pour se cacher à Mombasa et nous regarder mourir en se proclamant gouvernement provisoire ?

- Non, monsieur.

- Alors, Morasab, Allah t’appelle, il te demande de te battre avec nous pour sauver ton peuple, tes frères ! »

Comme il parlait, mon œil avait glissé derrière lui sur deux jeunes filles en pleine discussion, je crois qu‘elles parlaient français, je me fiche bien de ce qu‘elles disaient, je les regardais. Il dut s’en rendre compte car il reprit en attrapant le col de mon maillot :

« Veux-tu suivre l’exemple de traîtrise et de lâcheté de ces chiens de Blancs, Morasab ? Crois-tu être grand à les laisser faire ? Veux-tu être grand, Morasab ?

- Oui, monsieur.

- Allah t’appelle, Morasab, il fera de toi un héros ! »

Le lendemain, aux premières lueurs du jour, le capitaine Massau tenait la barre du Coway, et Kasboo donnait le cap. Très vite il ne fut pas question de pêche. Nous atteignîmes la limite des eaux somaliennes. Raham n’avait pas prononcé une seule parole. J’avais compris que la présence de Kasboo ne lui plaisait pas du tout. Celui-ci avait attendu que nous ayons quitté le port pour nous rassembler sur le pont. Il était monté à la proue et, ouvrant les bras, il nous avait appelé frères et nous disait que les impies devaient subir le châtiment d’Allah pour avoir voulu notre mort. Pendant son discours, je remarquais Raham qui regardait la côte, comme lorsque nous déjeunions. Il ne semblait pas entendre les paroles de Kasboo.

On coupa le moteur et on attendit. Au bout de quatre heures, Massau fit savoir que, d’après le radar, un chalutier sortait des eaux territoriales. Aussitôt, on remit les machines en marche. En approchant nous vîmes qu’il s’agissait d’un navire malaisien, le Rang, Kuala Lumpur. On ordonna à Raham de larguer les filets. Un petit bateau de pêche local n’éveillerait pas les soupçons, tout en prenant bien soin d’orienter la traîne dans l’axe du Rang.

Dans les deux heures nous étions à portée de voix du malais. Celui-ci utilisa son haut parleur pour nous avertir en anglais que nous devions changer de trajectoire. Le capitaine Massau, mâchoires serrées, se retenait de lui lancer qu’un navire étranger n’avait pas d’ordres à donner à un bateau somalien dans ses propres eaux.

Kasboo donna ordre de ne pas répondre. Par trois fois le Rang nous demanda de dévier notre cap, mais nous filions droit sur lui. Tandis que Massau amenait le Coway le long du malais, dont le bastingage nous dominait de deux ou trois mètres, et nous rendait invisibles aux hommes du pont, Kasboo sortit d’une malle des mitraillettes, des fusils, des grenades, des grappins. Il nous les jeta pêle-mêle. Nous étions tous là, Raham, deux marins et moi, avec des armes entre les mains et aucun de nous ne savait s’en servir. Raham, qui avait hérité d’une grenade et d’un fusil, les jeta par-dessus bord sans quitter des yeux Kasboo.

Celui-ci le dévisagea, mais comme Raham ne cillait pas, il dégaina un pistolet et le mit en joue. Toujours rien. Alors il tira. La balle siffla au dessus de nous. Kasboo lui ordonna de rester à bord.

C’est à ce moment que Massau hurla : « A l’abordage ! » Je n’étais plus pêcheur, mais pirate. Aussitôt il fallut jeter les grappins, se hisser avec le fusil ou la mitraillette en bandoulière dans le dos, et prendre pied sur le Rang. En face, je ne voyais que des hommes apeurés, en grande partie des Philippins. Le capitaine et le second se trouvaient retranchés dans le poste de pilotage, bouclé à double tour, hurlant dans la radio pour appeler à l’aide.

En moins d’une heure nous étions maîtres du Rang, et l’emmenions loin des eaux internationales, où les frégates françaises et autres vaisseaux de guerre occidentaux ne pouvaient nous poursuivre. Le Coway avait été mis en remorque, gardé par Raham.

Kasboo nous fit stopper avant d’apercevoir la côte. Il fit passer l’équipage du Rang sur le Coway. J’étais chargé de les surveiller : une quinzaine de gars effrayés et sans défense, c’était comme parquer des moutons et rester à les regarder brouter ce qu’ils avaient à leurs pieds.

Je n’osais pas regarder Raham. C’est lui qui vint à moi pour m’interroger sur les intentions de Kasboo. De ce que j’avais pu comprendre, il voulait revendre la cargaison dès notre retour, couler le Rang et demander une rançon pour l’équipage. Tout cet argent devait servir nos frères qui luttaient contre les infidèles à travers le monde.

A ces mots Raham cracha par terre et se tourna vers nos prisonniers. Il fit venir le second, qui connaissait quelques mots d’arabe. Ils parvinrent à s’entendre sur un plan qui visait à destituer Kasboo.

On fit repasser le second sur le Rang, où il expliqua à Kasboo comment joindre ses armateurs et faire l’intermédiaire pour la rançon. Tandis qu’ils s’affairaient avec Massau devant le poste radio, je passai discrètement à bord du Rang, m’assurai de l’un des nôtres en le passant par-dessus bord et en mettant l’autre en joue. J’entrai alors dans le poste de pilotage, armé d’une mitraillette dans chaque main. Personne ne put répliquer. Le second du Rang m’aida à ligoter Kasboo et le marin qu’il tenait affidé à ses idées. Massau exprima son souhait de se ranger à mes côtés.

Tandis que le second gardait le Rang, je repassai avec Massau à bord du Coway. Raham s’adressa alors à nous et aux hommes du Rang : il prenait possession du malais et laissait repartir ceux qui le souhaitaient à bord du Coway. Il leur laissait Kasboo et l’autre marin comme prisonniers : ainsi ils pouvaient livrer à leurs patrons les responsables de la perte du Rang.

A notre grande surprise presque tous les hommes d’équipage ainsi que le second décidèrent de rester avec nous et faire profession de pirate. Les Philippins se plaignaient de leurs conditions de vie et de leurs salaires. L’idée d’être libres et maîtres d’eux-mêmes semblait leur plaire. Seuls deux d’entre eux restèrent avec le capitaine, que nous escortâmes jusqu’aux eaux internationales après avoir transféré Kasboo à leur bord.

Puis Raham décida de baptiser notre nouveau navire le Korah, qui signifie « lève-toi. » Je voulus l’appeler capitaine mais il refusa. Aussitôt il fut question d’établir un code :

- Pas de capitaine. Massau ferait office de pilote, et Raham serait à la manœuvre pour toutes les opérations délicates. En dehors de ces périodes, chacun à son poste devra veiller sur le travail de son voisin.

- Partage égal du butin, sans hiérarchie.

- Pas de tir inutile. Toute approche se fera par intimidation et sommations. On ne tue que pour se défendre.

- Respect des prisonniers. Pas d’otages, pas de rançons. Chaque prise est revendue ou rendue à son propriétaire après pillage.

- Enfin, pas de Coran, pas de Bible, pas de journaux, pas de radio.

La mer n’avait plus la même couleur, le sel n’avait plus le même goût, j’étais libre. Je regardais au loin et j’étais heureux, j’avais devant moi cet horizon qui n’était plus seulement de l’eau, mais l’aventure, l‘imprévisible. Cette mer que je connaissais si bien, c’était désormais l’inconnu. À mesure que la côte s’effaçait, une histoire s’écrivait.

En 4 ans, nous avons pris avec le Korah des boutres indiens, des paquebots de croisière américains, des chalutiers espagnols, chinois, des vraquiers, des minéraliers. Chaque prise grossit nos rangs, si bien que j’ai pris le commandement d’un navire que j’ai appelé le Coway en souvenir de notre premier exploit. L’ancien second du Rang, Hava, est le capitaine du Mwangura, que nous avons pris il y a un an à des Chinois. Nous sommes près de cinquante aujourd’hui, en comptant les hommes à terre qui assurent notre approvisionnement et repèrent au radar, au GPS ou à l‘AIS les cibles potentielles.

Je rêve d’un méthanier, plusieurs milliers de tonnes d’acier à notre merci, qu’on mènerait jusqu’à Mogadiscio, on le revendrait en pièces détachées et on s’achèterait une flotte de destroyers, pour garder les eaux du pays. Raham et moi, on resterait à terre, à la terrasse de l’Accabo, et la vie serait enfin tranquille.

2 octobre 2012

Pourquoi un blog ?

Pour exister.

Cela n'a rien de désespéré, mais il est rare qu'on écrive sans vouloir être lu.

Alors me voici, me revoici sous un nouveau jour. Je n'ai pas une folle actualité, mais de temps en temps vous y trouverez quelques nouveautés, ou certaines vieilleries sorties de mes tiroirs empoussiérés.

J'essaie de mettre un point final à un roman entamé l'année dernière, initialement intitulé "Les Corps Dociles". J'en ai déjà servi une première mouture à quelques maisons d'édition qui m'ont toutes renvoyé mon manuscrit.

Les avis de quelques proches m'ont permis de m'y remettre et de gommer certains défauts. La tâche est difficile.

Mais ça me plaît. J'aime écrire.

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