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Blanzat
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21 juillet 2013

Du ciel

C'était au mois de mars, le concours de la Maison du Grand Cerf avec pour thème : "Jardin(s)"

Tu t’es levé tôt ce matin, Peter. Le soleil neuf en est peut-être la cause, ou bien est-ce le froid qui passe à travers les briques de ta maison ?

Tu prends ton café debout dans le bow-window qui donne sur le jardin à l’arrière. Le soleil passe par-dessus le toit d’en face, tu es beau à voir comme ça, jeune homme immobile dans la lumière du printemps.

Que se passe t-il ce matin, Peter ? Tu avais prévu de sortir en ville, traîner dans le centre commercial, peut-être aller voir un film en début d’après-midi, mais non.

Te voilà chez toi à regarder dehors et c’est comme pour toujours. Tu n’arrives plus à bouger, comme si tu avais pris racine. Le café n’a pas le même goût qu’hier et là dehors, il y a quelque chose qui te retient. Tu ne sais pas ce que c’est, mais tu es bien.

Tu regardes les carreaux de grès qui longent la maison au sud et serpentent dans les hautes herbes jusqu’au cabanon. Rien à voir avec les enclos alentour, le soin patient des habitants de Little Missenden. C’est un bout de terrain à l’abandon, une haie de thuyas malades qui laissent voir à travers et un buisson d’épines qui a envahi le côté nord. Au fond, le long du mur de pierre, il y avait eu une plate-bande de bégonias, mais il ne reste rien.

Ça y est. Tu te souviens, n’est-ce pas ? Non ce n’est pas si net que ça, le souvenir s’est effacé comme un ticket de caisse resté au fond d’une poche. L’encre est partie, on devine ce qui était écrit dans l’empreinte en creux. A contre-jour.

Il y a des années, un autre jardin dans les faubourgs de Amersham. Un matin de printemps comme celui-ci. Il y avait peut-être un peu de brume, mais il y avait quelque chose dans l’air pareil à aujourd’hui, et le jardin était dans le même état que celui-là.

C’était un jour d’école, tu étais sorti sans faire de bruit pour ne pas réveiller ta mère. Te souviens-tu du jardin ? La pelouse n’avait pas été tondue depuis presque un an, les géranium avaient brûlé sous le dernier gel et gisaient contre la clôture grillagée. Et l’acacia ? Il s’était fendu dans la longueur comme un grand bout de bois sous le coup d’une violente bourrasque, il ne restait que cette immense écharde plantée devant la maison. Quoi d’autre ? Les rosiers, les rhododendrons, les hortensias, et le cerisier du japon qui mettait des pétales roses partout, le tulipier, et les jonquilles sur la mousse au pied du bouleau, tous mal en point.

Que sont-ils devenus, Peter ?

Tu regardais ton petit monde, ce terrain qu’on laissait pousser librement, et les premières fleurs au milieu du chaos. Ton père était parti depuis longtemps, ta mère n’avait pas beaucoup de temps pour toi. Toi, tu grandissais dans ton coin.

Ce matin-là, tu as eu une petite frayeur, n’est-ce pas ? Tu as senti qu’on t’observait, et tu t’es tourné immédiatement vers l’autre côté du lotissement. Tu as sursauté. Mister Elm ne bougeait pas derrière sa fenêtre, entre le carreau et le rideau, on aurait dit un mannequin dans une vitrine. Un vieux mannequin ridé avec quelques cheveux gris sur le haut du crâne. Il te regardait comme ça, tu ne savais pas depuis combien de temps il était là.

Tu étais suspendu entre deux impulsions : rester sans bouger ou partir en courant. Puis Mr Elm t’a fait un signe de la main. Un bonjour muet, à distance. Tu as recommencé à respirer, tu lui as fait un petit signe, toi aussi, tu lui as souri et tu es parti. C’était beau, ton sourire timide, je m’en souviens.

Cette époque te revient en mémoire ce matin, l’odeur du café pareille à celui que buvait ta mère. La veille au soir, elle t’avait dit que vous alliez déménager chez Lucius, à Oxford. Vous quittiez Amersham pour toujours, là où tu es né, où tu as grandi. Tu avais douze ans.

Tu en as vingt-quatre aujourd’hui.

On sonne à la porte.

C’est une jeune femme, elle est jolie, n’est-ce pas ? Elle est là pour la livraison et l’installation. Elle sourit. Il y a une petite ride au coin de sa bouche. Elle est très jolie.

Mais de quoi parle t-elle ? Quelle livraison ? Tu n’as rien commandé. Elle te tend une enveloppe avec ton nom dessus écrit à la main, « Peter Hughes ». Tu veux l’ouvrir mais elle te dit d’attendre.

Tu regardes par-dessus la jeune femme : il y a un camion benne garé devant chez toi et quatre types habillés en jardiniers, avec un pantalon en grosse toile et des renforts aux genoux, ainsi que des gants verts assortis au pull en laine polaire zippé jusqu’au menton. Ce sont des paysagistes, Peter.

La jeune femme s’appelle Matilda, elle porte la même tenue qu’eux mais avec la grâce des formes féminines. Je lui ai demandé de s’occuper de tout.

Tu lui demandes si elle veut un café ou un thé. Elle sourit encore, je crois que tu lui plais. Quelque chose brille derrière ses yeux, quelque chose qu’elle cache, qu’elle ne veut pas dire et ça la fait sourire. Elle entre et laisse derrière elle un peu d’air frais, comme une traîne invisible.

Ça va, Peter ? Tu rougis.

Matilda souffle sur son thé devant la porte pendant que tu amènes des cafés aux gars : un grand noir, deux jeunes et un quatrième entre deux âges qui te fait penser à un vieux loup. Dans la benne, tu vois des branches et des troncs emballés dans de grands sacs de toile, les racines dans des sacs d’un plastique épais, et au fond un tas de terre. Il y a aussi des rouleaux de gazon, un motoculteur et un faisceau d’outils : pelles, bêches, râteaux, plantoirs et sécateurs.

Les hommes sont polis, mais tu vois à leur manière de danser d’un pied sur l’autre qu’ils aimeraient attaquer le travail. Tu ne sais toujours pas pourquoi ils sont là, n’est-ce pas ? Après ce long hiver tout seul, voilà qu’on frappe à ta porte, l’inattendu, toute cette activité qui patiente, et ce joli sourire.

Tu reviens vers Matilda, pour en savoir plus et ouvrir l’enveloppe.

Elle te dit que tu dois attendre encore, quand le chantier aura commencé, et sans demander ton approbation, elle s’en va visiter le jardin derrière la maison. Elle se place au milieu et observe un moment la parcelle. Elle tourne sur elle-même pour détailler chaque recoin, puis elle sort un mètre d’arpenteur et note ses mesures dans un carnet. Enfin, elle se tourne vers le côté sud où s'alignent piteusement les thuyas, puis elle recule sur la pointe des pieds jusqu'au mur qui clôt le jardin au nord.

Le soleil a eu le temps de gravir quelques degrés. Matilda convoque son équipe et distribue les tâches sur un ton qui n’appelle aucune discussion.

Tu proposes timidement de te charger du déjeuner.

Tu es content de ne pas rester à les encombrer quand ils déchargent le matériel. Tu vas marcher un peu, ça leur laissera du temps. Le soleil est éblouissant sur la route, mais l’air est encore frais et la terre humide. Sous les feuillages, tu ne peux réprimer un frisson. Tu te sens bien dans ce coin de campagne, les oiseaux pépient un peu partout, des barrières basses en bois, des allées en graviers, des rosiers grimpants sur les murs de briques. Après le Red Lion, tu longes un champ à flanc de colline, le soleil est plus haut et te réchauffe. Au Crown Inn, tu commandes des sandwichs, des bières et t’octroies une pinte au bar.

Pourquoi cette journée est-elle si spéciale ? Cinq inconnus débarquent chez toi et tu n’es pas surpris, tu es content, c’est tout. Mais si tu creuses un peu, si tu te rappelles bien, il y avait eu une histoire comme ça avec le jardin de ta mère. Vous aviez mis la maison en vente, confié les clés à une agence, et déménagé à Oxford. Quelques jours plus tard, ta mère avait reçu un appel de l’agence : quelqu’un avait pillé le jardin. Il y avait des trous partout, c’est tout ce que tu avais entendu à l’époque.

Aujourd’hui ça recommence, quatre gaillards ont entrepris de tout retourner, et tu les laisses faire. Est-ce le charme de Matilda qui t’anesthésie ? Tu commandes une deuxième pinte et revois en pensée son sourire, le creux au coin de sa bouche, la forme de son pantalon…

Tu repars avec les sandwichs, les bières, la tête qui tourne, et les jambes en fromage blanc. Soudain une idée te vient : tu appelles Lucius.

Depuis la mort de ta mère il y a cinq ans, vous vous appelez pour vos anniversaires et pour la nouvelle année, de brefs coups de fils trois fois par an. Il est surpris de t'entendre, mais tu le rassures, tout va bien. Tu voulais juste lui demander ce qui était arrivé il y a douze ans avec le jardin de la maison de Amersham. Selon ses souvenirs, quelqu'un était entré en pleine journée, à l'heure où tout le monde était parti travailler, et avait déraciné presque toutes les plantes du jardin, même certains arbres et arbustes. On n'a jamais su qui a fait ça, ni pourquoi.

Eden in Heaven
Landscape Gardener
38 Sycamore Rd, Amersham
Buckinghamshire HP6 5EJ

C’est peint en blanc sur le fond vert de la benne. Tu trouves curieux qu'un paysagiste ait fait le trajet depuis Amersham. Ce n'est pas loin d'ici, trois ou quatre miles, mais il y a sûrement une demi-douzaine de paysagistes, jardiniers et autres pépiniéristes entre Little Missenden et la grande ville.

La marche a fait descendre les pintes et tu vacilles moins en arrivant dans le jardin, pourtant tu manques de tomber en voyant le terrain transformé en champ de labours. La haie de thuyas a disparu. À la place, le vieux loup et l'un des jeunes finissent d'installer une canisse en roseaux. Le grand noir est occupé à placer un arbuste dans un trou d'un mètre de profondeur, tandis que l’autre jeune inonde le trou avant de le reboucher. Puis ils arrosent à nouveau la terre meuble qui se tasse sous le jet. L'opération terminée, c'est l'heure de la pause.

Matilda te demande d'aller faire un tour et de revenir dans une heure ou deux. Elle sourit encore, et toujours cette étincelle au fond de l'œil qui ne dit rien mais en sait beaucoup.

Au retour d'une longue marche, tu te sens fatigué, tu veux savoir. Matilda vient à ta rencontre et t'emmène dans le jardin. Tout a encore changé : il y a de l'herbe verte là où s'alignaient les sillons, des bordures et des plates-bandes ont émergé le long des murs de la maison et du cabanon, un arbre un peu plus grand que toi se dresse au milieu du terrain, et le tapis de verdure fait un pli de trois pieds de haut sur le côté nord. Tout en haut, un autre arbre tient compagnie à un banc posé là.

Cependant, les branches des arbres sont encore enveloppées dans les sacs de toile et les parterres sont recouverts de même, comme autant de paquets cadeaux aux silhouettes difformes.

Décidément, Peter, tout cela finit par ressembler à une émission de télévision. Tu te demandes où est la caméra, n'est-ce pas ? Il n'y en pas.

Juste un troisième œil.

Matilda te fait asseoir là-haut sur le banc. Tu découvres alors le jardin en hauteur, toute cette verdure dans la lumière de fin d'après-midi, l'odeur de l'herbe mouillée monte du sol, et ton regard suit cette ascension. Par-dessus la petite clôture de roseaux, tu découvres la campagne, les champs et les forêts qui courent jusqu'à Beamond en textures variées.

Tu as l’air d’aimer ce que tu vois, Peter, tu te tournes vers Matilda et tu souris, c’est bien. A présent tu peux ouvrir l’enveloppe.

« Cher Peter,

Je t’écris d’à côté, j’espère ne pas être trop loin en ce moment.

Je t’ai connu à ta naissance, j’étais veuf depuis quelques années déjà, et de ma fenêtre je t’ai vu grandir. La vie était compliquée pour ta mère, il y avait toi, son travail en horaires décalés, et la maison. Dans cet ordre d’importance, la maison passait après. Quand tu avais dix ans, ta mère a rencontré quelqu’un, un type gentil, mais il habitait loin, alors vous étiez souvent absents, le week-end et les vacances.

Un jour, le voisin, un retraité, est venu sonner à la porte, il parlait fort à ta mère. Il ne comprenait pas pourquoi vous négligiez votre jardin. Alors chaque fois que vous partiez plus d’une semaine, ta mère lui confiait les clés de chez vous. Il relevait votre courrier, ouvrait les volets pour tromper les voleurs, et arrosait les plantes, sans jamais rien vous demander.

Tu l’as compris, Peter, n’est-ce pas ? C’est moi le vieux voisin bougon.

Vous étiez de plus en plus absents, je ne te voyais qu’en semaine, quand tu partais à l’école. Je me souviens d’un matin, les premiers jours du printemps, tu es sorti avec ton sac sur le dos et tu t’es arrêté un instant pour regarder le jardin. Je t’ai trouvé bien seul ce jour-là et je me suis dit que j’aimerais te donner quelque chose qui t’accompagne.

Le lendemain, ta mère a accroché un panneau « A vendre » sur le portail. J’essayais encore de trouver quelque chose à faire pour toi, puis j’ai eu cette idée bizarre qui aboutit aujourd’hui.

J’ai appris que j’étais malade il y a deux ans. J’ai fait la connaissance de Matilda chez le pépiniériste près de chez moi. Je lui ai parlé de mon projet et elle a accepté de s’occuper de tout.

J’ai été inhumé et pleuré par le peu de famille qui me reste, je n’étais donc pas un vieil homme seul qui se serait raccroché à quelque chose. Pourtant, on est tous un peu seul à un moment de sa vie. On a de la famille, des amis, il n’empêche qu’on est seul. Alors si tu veux bien excuser cette brusque intrusion dans ta vie, je me permets de te rendre quelques compagnons que tu avais laissés derrière toi. 

Mr Elm

Amersham, octobre 20…»

Sur un signe de Matilda, les quatre hommes retirent les sacs de toile.

Dans les parterres fleurissent les jonquilles et les géranium, les rosiers en rouge s’alignent près du cabanon. Contre le mur à l’est, les buissons d’hortensias et de rhododendrons font du rose, du bleu, du jaune. Au milieu, c’est le cerisier du japon et ses petits pétales roses qui volent déjà un peu partout. Près de toi, Matilda retire le sac qui cachait le tulipier.

Elle t’emmène devant la maison et tend la main vers un jeune arbre qu’elle viendra tailler tous les ans. Ce n’est pas un acacia, c’est un orme. On peut dire aussi ulmus ou elm.

Je vais être bien ici.

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